La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 28 juin 2018

Tu répètes que la pitié est pourrie.

Anne Hébert, Kamouraska, 1971.

Le premier chapitre nous dit tout. Madame Rolland laisse ses souvenirs aller pendant que son mari, malade, s’éteint doucement. Il s’agit de son second mariage. Elle a été accusée d’avoir tué son premier époux, en complicité avec son amant. L’accusation n’a pas été jusqu’au bout. Elle est libre, innocente, respectable, parfaite. Mais les souvenirs sont bouillants.
Lors d’une longue nuit d’insomnie, elle entreprend de tout se rappeler : son enfance, encadrée par sa mère et trois tantes très pieuses, son mariage avec Antoine Tassy, seigneur de Kamouraska, ivrogne, coureur et aux idées suicidaires, son refuge auprès des femmes de sa famille et sa rencontre avec le sombre et beau docteur Nelson. Et la suite, la terrible suite, le tumulte des sentiments.

Ma petite tante Angélique éclate en sanglots. Les larmes coulent sur ses joues creuses, atteignent le coin de sa bouche serrée. Elle s’essuie le visage avec sa main gauche, gantée de chevreau. Cette odeur de cuir fin passant sous son nez augmente son chagrin. Tant de délicatesse, de finesse de toute sorte, chevreau, dentelle, première communion, Walter Scott, tant de classe et de dignité pour aboutir à cette ignominie. Nous sommes traînées dans la boue avec notre petite fille altière. Joie de notre sécheresse. Gloire insolente de notre triste célibat.

Madame Rolland est couchée sur un lit et se souvient. Elle revit aussi les événements du passé, comme des reconstitutions judiciaires, où chaque acte et chaque parole peut influer dans un sens ou dans un autre. Elle entend les dépositions des témoins. Elle se faufile mentalement dans les événements auxquels elle n’a pas assisté. Elle mélange quelquefois ces temporalités, dans une confusion mentale terrible, se raccrochant à des souvenirs précis, des images, des gestes pour conserver une apparence d’honnête femme.
Hébert dresse un portrait du Québec des années 1840, très corsetées, où les femmes ne sont pas laissées seules avec un homme, où elles enchaînent les maternités docilement et où les protestants anglophones ne sont pas très aimés. Il y a aussi ce mystérieux (enfin, mystérieux pour moi, française) « seigneur de Kamouraska » qui évoque un lieu lointain, inaccessible, perdu dans la neige et la glace. En réalité, il y a un manoir, une église et un village, mais ce nom porte un imaginaire de danger et de bout du monde. Il s’agit aussi du portrait d’une femme, écrasée par ses actes, par ses souvenirs, par ses sentiments, contradictoires et puissants.
W. Brymner, Au verger, 1892, Ottawa BA.
Ce n’est pas un livre qui se donne aisément. L’entremêlement des années qui exprime si bien la confusion mentale de l’héroïne, broyée par les événements, qui se raccroche à ce qu’elle peut pour ne pas sombrer dans la folie, peut perturber le lecteur. Il convient d’être attentif aux sauts d’une époque à l’autre. Les témoins, les servantes, les tantes, les enfants défilent à la barre, devant la mémoire de la pauvre madame Rolland, se débattant mentalement comme elle peut contre l’accusation.
Un roman très prenant, envoûtant même. Je le relirais certainement, car je suis allée beaucoup trop vite et j’ai dû passer plein de belles choses. En effet, la langue d’Hébert contient de nombreuses trouvailles pour traduire les émotions humaines, les émotions tues, étouffées, cachées, qui se libèrent lors d’accès honteux.
J’avoue tout de même une légère préférence pour Les Fous de Bassan, peut-être parce que l’on y est en extérieur.

Penchée sur mon missel. Je savoure avec une joie étrange mon rôle de femme martyre et de princesse offensée. Je rabâche dans mon cœur les douces louanges des paroissiens amassés dans la petite église de pierre. Je récite le « Notre Père », du bout des lèvres. Soudain une grande fureur s’empare de moi. Me réveille d’un coup comme une somnambule. Me fait mordre dans quatre mots de la prière, les détachant du texte, les éclairant, les dévorant. Comme si je m’en emparais à jamais. Leur conférant un sens définitif, souverain. « Délivrez-nous du mal. » Tandis que le mal dont il faut me délivrer, à tout prix, s’incarne à mes côtés, sur le banc seigneurial. Prend le visage congestionné, les mains tremblantes de l’homme qui est mon mari.


6 commentaires:

  1. envoutant oui, on peut le dire!

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  2. Heurese de voir qu'Anne Hébert t'a séduite :-)

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  3. Malgré cette belle chronique, je crois que j'attaquerai tout de même Anne Hébert par "Les fous de bassan". Ça semble être son titre emblématique.

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