James Baldwin, Chronique d’un pays natal, traduit de l’américain par J. A. Tournaire, recueil d’articles, parution originale en livre en 1955, édité en France par Gallimard.
Recueil d’articles et de petits essais, à l’approche un peu plus ardue que dans Retour dans l’œil du cyclone, mais avec néanmoins plein de choses passionnantes.
Tout d’abord, trois articles qui tournent autour de la littérature et du cinéma, des noirs dans le roman américain, des auteurs noirs, du cinéma noir, avec La Case de l’oncle Tom et Richard Wright. Quelquefois un peu théorique, surtout si on n’est pas familier de ces sujets comme moi, mais Baldwin propose des réflexions étendues qui remettent ces différentes œuvres dans le contexte plus large des États-Unis. On y retrouve ce ton implacable, à la fois ironique, plein de rage contenue et de distanciation critique. Baldwin possède cette capacité d’alterner entre ses propres impressions et souvenirs et une pensée théorique globale, à l’échelle du pays. Cette solidité argumentative est assez impressionnante, j’avoue !
Le plus dur dans tout cela était que je me trouvais forcé d’admettre quelque chose que je m’étais toujours caché à moi-même (une chose que le Noir américain a dû se cacher à lui-même parce qu’elle conditionnait sa condition sociale) : ma haine et ma peur des Blancs. Ceci ne signifiait pas que j’aimais les Noirs ; au contraire, je les méprisais, peut-être parce qu’ils n’avaient pas su produire Rembrandt. En fait, c’est le monde entier que je redoutais et haïssais. Et cela signifiait, non seulement que je lui conférais par là un véritable pouvoir de vie ou de mort sur moi-même, mais encore que dans ces limbes autodestructeurs je ne pouvais espérer arriver un jour à écrire.
Puis, trois articles sur Harlem et le moment de la mort de son père, en 1943. Ici les thématiques politiques s’entrecroisent avec les notes autobiographiques et avec le portrait de la famille. Le ton se fait ici plus personnel et touchant. Il y a aussi le portrait du quartier de Harlem, de sa population, de son climat explosif, de sa pauvreté.
Enfin, trois articles écrit depuis Paris et la Suisse. Ces séjours prolongés en Europe amènent Baldwin à réfléchir sur son identité, celle des noirs américains, celle des noirs africains (à l’époque, la décolonisation commence tout juste), celle des blancs américains et celle des blancs européens. Là encore, je suis plus sensible au témoignage qu’à la théorie, mais que cette lecture est enrichissante ! Sous l’écriture de Baldwin, les évidences et les a priori, parce qu’on est trop faignant pour réfléchir, se fissurent tandis que des réalités brutales sont mises en lumière sous nos yeux.
C’est donc une erreur sentimentale de croire que le passé est mort ; cela ne signifie rien de dire que tout est oublié, que le Noir lui-même a tout oublié. Ce n’est pas une question de mémoire. Œdipe ne se souvenait pas de ses fers et pourtant les marques qu’ils avaient laissées attestaient le destin vers lequel ses pieds le conduisaient. L’homme ne se rappelle pas la main qui l’a frappé, les ténèbres qui l’ont terrorisé lorsqu’il était enfant, et pourtant cette main et ces ténèbres demeurent en lui, inséparables de lui à jamais, elles font partie de l’égarement qui l’agite chaque fois qu’il songe à s’enfuir.
Paul Colin, Joséphine Baker, crayons, Mucem. |
De façon générale, Baldwin montre très bien comment la situation des États-Unis (la traite, l’esclavage, la ségrégation, le racisme) engendre de violents conflits d’identité à la fois chez les blancs et chez les noirs, et donc une fatigue mentale permanente, pour l’individu face à son miroir, mais aussi dans le cadre des relations sociales. En même temps, en tant que noir américain de New York, il a l’habitude du fonctionnement mental des blancs new yorkais, mais se trouve désarçonné par les blancs du Sud des États-Unis (où il est gravement en danger) et par les blancs européens. Il montre aussi comment aux États-Unis les blancs et les noirs vivent ensemble, bon gré mal gré, et comment leur destin est désormais inextricablement lié. La présence ancienne des noirs sur le sol des États-Unis a contribué à façonner l’identité même des américains, blancs et noirs, contrairement à l’Europe. Oui, c’est aussi une façon de réfléchir sur l’Europe. Encore une fois, il est aussi exigeant envers les blancs qu’envers les noirs.
Je note l’état de vétusté des immeubles parisiens immédiatement après la guerre (avec des pages proches de celles lues chez Michel Tremblay).
Il en résulte que deux Américains, un Noir et un Blanc, ne discutent pas du passé, sauf par allusions prudentes et rapides. Ils sont par contre tout à fait disposés l’un et l’autre – faisant ainsi preuve de beaucoup de bon sens – à remarquer que l’on a considérablement exagéré l’importance de la tour Eiffel.
Joyce a raison de dire que l’histoire est un cauchemar – mais c’est peut-être le cauchemar dont personne jamais ne peut vraiment s’éveiller. Les hommes ne peuvent échapper au piège de l’histoire pas plus que l’histoire ne peut échapper au leur.
Retour dans l'oeil du cyclone
Déjà à la bibli, et arrivera Chroniques d'u n enfant du pays (déjà noté!)
RépondreSupprimerTu as noté que j'étais légèrement fan... j'ai prévu de lire un roman de lui cet été.
Supprimer