La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 23 avril 2020

Nous ne savons absolument rien sur l’East End, sauf que ça se trouve là-bas.

Jack London, Le Peuple de l’abîme, paru en feuilleton dans le magazine Wilshire’s de 1903 à 1904, paru en livre autonome en 1903, ebook gratuit sans nom du traducteur (peut-être Paul Gruyer et Louis Postif ?).

J’avais entendu parler de ce reportage de London dans l’East End, le quartier le plus misérable de Londres, à l’époque du glorieux empire britannique. Déguisant sa véritable identité, s’habillant de vêtements d’occasion, il s’immerge parmi la vie de ces habitants et raconte leur quotidien. Habitat, chômage, travail précaire, faim, dureté des conditions de vie… il livre là un tableau complet et un réquisitoire violent.

Que mon corps me pardonne pour tout ce que je lui ai fait subir, et que mon estomac m’excuse pour toutes les vilaines choses que je lui ai fait ingurgiter ! J’ai été à l’asile de nuit, j’y ai dormi, j’y ai mangé – et j’en suis revenu.

J’avoue avoir eu du mal à le lire, pour diverses raisons. Ne nions pas que le sujet est un peu déprimant, surtout quand on lit avant de dormir en plein confinement. Il y aussi le fait que sur le même sujet j’ai pris l’habitude de lire des journalistes contemporains, des historiens et des sociologues qui mêlent au témoignage individuel l’analyse collective. Ces discours sont certainement moins engagés et n’ont pas l’allure d’un cri du cœur, mais ils m’intéressent plus. 
Enfin, le texte de London est paru en feuilleton et je trouve que la forme « livre » lui convient peu. Les chapitres n’ont pas une réelle articulation ou progression. L’ensemble manque de construction. 
 
G. Doré, Au-dessus de Londres depuis une voie ferrée, 1869, Gravure sur bois, Musée art moderne Strasbourg
C’est un texte très instructif sur le fonctionnement de la misère, son caractère inéluctable, sa reproductibilité, dans un quartier qui semble complètement abandonné par les pouvoirs publics.

Ici, place aux très pauvres, aux miséreux et la société semble organisée en deux classes, les riches et les pauvres, sans place réelle pour la classe moyenne. Il y a aussi une absence générale d’espoir et l’abâtardissement des générations (ça, ce n’est pas le meilleur) : l’Angleterre se viderait de son sang. London se livre à une idéalisation du vagabond américain (forcément libre et digne, même quand il crève de faim). 
Il est beaucoup question de la misère morale, du couronnement du roi en un cortège grotesque et indécent, du devenir des vieux pauvres (avec des portraits révoltants et pathétiques à la fois) (et les vieux pauvres, hélas, existent plus que jamais), de la récolte du houblon dans le Kent. Sur ce plan, les choses n’ont pas tant changé quand on pense aux travailleurs sans papier qui cueillent et ramassent les fruits et légumes en Europe, corvéables à merci, exploités jusqu’à la moelle, esclaves sexuels.

Une nouvelle race, maladive et mal lotie, prend la place de l’autre : c’est le peuple du pavé qui est abruti et sans force. Les hommes ne sont plus que des caricatures d’eux-mêmes, leurs femmes et leurs enfants sont pâles et anémiés, leurs yeux sont cerclés de noir, ils ont le dos voûté et traînent la savate, et deviennent très vite rachitiques, sans grâce et sans beauté.

Et puis il y a aussi cette insécurité de bonheur, cette précarité de l’existence et cette peur devant l’avenir – les voilà, les facteurs bien puissants qui entraînent les gens à boire.

En lecture commune. Les billets de Claudia Lucia, de Lilly et de Miriam.

Jack London sur le blog :

12 commentaires:

  1. J'ai aimé le côté décousu, ça permet de picorer et aussi d'explorer différentes facettes du problème.
    Tu aurais des auteurs à recommander sur le sujet ? Ça m'intéresse.

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    1. Pas spécifiquement, mais le hasard a fait que j'ai lu La Femme du capitaine de Martha Hodes en même temps. Il y a plusieurs passages consacrés à la vie d'une ouvrière blanche sur la côte est des USA, dans les années 1850. Et elle donne concret, c'est très intéressant.
      J'ai aussi pensé aux reportages de Florence Aubenas (femmes de ménage ou dans les supermarchés), qui donnent la parole tout en prenant du recul. Je pense que la façon de faire du journalisme a changé sur ces sujets. Là, London prend beaucoup de place.

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  2. Vos avis sont très intéressants, aussi bien par leurs points communs que leurs différences... en tous cas ils me renforcent dans mon envie de découvrir cet auteur, ce que je ferai à l'occasion de l'activité proposée par Claudialucia, en commençant par Martin Eden. La LC de ce jour m'incite à continuer ensuite avec ses récits "sociaux"..

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    1. Très envie de lire également Martin Eden, même s'il a l'air assez épais. Mais tout le monde dit que c'est un chef d'oeuvre, alors !

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  3. Je suis d'accord avec toi sur le côté décousu du Peuple de l'abîme mais j'ai vraiment trouvé très fort, et très poignant, le témoignage direct et vécu qui permet de sortir de l'abstraction et là, Jack London se révèle un grand écrivain pour faire vivre ces misérables. Merci pour ta réponse dans mon blog sur le choix de Londres plutôt que des USA.

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    1. Il y a des passages très forts, oui, mais l'ensemble m'a pesé (le contexte de lecture n'a pas dû aider).

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  4. Je te trouve un peu sévère. Si on le prend pour une suite de reportages, de rencontres et d'aventures on s'attache peut être moins à la construction du livre.

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    1. Oui, j'ai la dent dure ! J'ai même trouvé que c'était un pensum.

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  5. Je lis vos avis avec intérêt, ce Jack London " journaliste m'intéresse. Encore de nombreux titres m'attendent, je sais un peu plus à quoi m'attendre avec celui-ci.

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    1. C'est vrai qu'il a une veine variée (même si ce n'est peut-être pas celle-ci que je préfère).

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  6. Autant j'ai une affection particulière pour London, autant je vais passer sur celui-là, je crois. En tout cas, d'autres me tentent bien plus auparavant.

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