La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 23 juin 2020

C’était un printemps incertain

Virginia Woolf, Les Années, parution originale 1937, traduction de l’anglais par Germaine Delamain, revue par Colette-Marie Huet, édité en France par Gallimard.

Un voyage dans le temps avec la famille Pargiter.
Nous sommes en 1880, dans le salon du colonel Pargiter et de ses enfants. Et puis, en 1891, en 1907, en 1913, etc. jusqu’aux temps présents.
Woolf ne nous raconte pas exactement l’histoire des membres de la famille, parce que nous les suivons par intermittence et que nous apprenons, incidemment, que Maggie est mariée, que Rose est en prison (on suppose que c’est une suffragette) ou que Charles est mort à la guerre. Au fur et à mesure que le temps passe, de nouveaux membres apparaissent dans la famille et, comme la vieille Eleanor, nous commençons à nous perdre un peu dans ces « jeunes » qui ne sont déjà plus les plus jeunes.

Tandis qu’elle restait les yeux fixés sur le fleuve, un sentiment, enfoui au fond d’elle-même, traça une ébauche avec les lignes du courant. Le dessin était douloureux. Elle se souvenait d’une soirée, après certaines fiançailles. Elle était à cette même place ; elle pleurait ; ses larmes coulaient, et son bonheur, semblait-il, s’effondrait. Alors elle s’était retournée – elle se retourna de nouveau. Elle avait aperçu les églises, les mâts et les toits de la Cité. Cela reste, avait-elle songé. Et en vérité, la vue était splendide…

Pour le moment, c’est le roman de Woolf que j’ai le moins apprécié, sans doute parce qu’ici la fragmentation des existences, des conversations et des pensées est à son maximum. Si le personnage d’Eleanor constitue le fil principal, beaucoup d’autres sont un peu trop fantomatiques à mon goût.
Et pourtant ! Nous traversons toute l’Angleterre : la fin de la période victorienne, l’Empire triomphant, la guerre (il y a l’évocation d’une nuit à Londres pendant les bombardements de la Première guerre mondiale), les premières voitures et l’inquiétude politique des années 30. Le roman raconte la coexistence et l’incompréhension entre générations, parce qu’on s’oppose à sa mère, mais que l’on finit par lui ressembler. La grande soirée finale n’est pas sans rappeler Mrs Dalloway – tout converge vers une soirée – ou le Bal des têtes de Proust – c’est que l’on retrouve tout le monde, mais tout vieillit !

Ma vie, songeait-elle. C’est étrange. Pour la seconde fois ce même soir quelqu’un lui parlait de sa vie. Et je n’en ai pas, se dit-elle. La vie ne doit-elle pas être une chose qu’on peut manier et présenter ? Une vie de soixante-dix ans. Mais je ne possède que le moment présent. Elle était là bien vivante, qui écoutant le fox-trot.
W. Morris, tissu Oiseau et anémones, 1881, V&A
Et sans le dire, on comprend que les personnages peinent à vivre, écrasées par le poids des conventions sociales (les hommes d’Oxford, le mariage et la vie de famille, le jugement des autres). Ils chancellent et hésitent, repartent comme ils le peuvent, un peu perdus et isolés. Si les Pargiter sont une famille aisée, les classes populaires ne sont pas absents du roman, parce que certains membres sont pauvres et doivent vivre dans des meublés, ou parce que la vieille domestique doit également chercher un logement, ou encore parce que chacun craint d’être « déplacé » en face de l’autre, jugé sur ses vêtements ou sa nourriture.

« Toutes les conversations seraient absurdes, je pense, si on les mettait par écrit », fit-elle en remuant son café.
Maggie arrêta sa machine un instant et dit avec un sourire : « Même si on ne le fait pas. »
Rose protesta : « Mais c’est la seule façon de nous connaître. » Elle consulta sa montre. Il était plus tard qu’elle ne pensait. Elle se leva.

Chaque chapitre s’ouvre sur une merveilleuse évocation de la météo à Londres et dans sa région. Le roman avance au fil des saisons. Finalement, que reste-t-il de toutes ces Années ? Les événements d’histoire politique sont à l’arrière-plan et les événements individuels, s’ils sont colossaux, ont tendance à s’estomper. On ne se souvient plus qu’Edward a passionnément aimé Kitty, mais il reste une danse un soir, le souvenir d’un thé autour d’une bouilloire récalcitrante, un dîner où l’on s’est rencontré. Il reste de ces vies une lecture d’Antigone qui se confond avec la vie, une représentation de Siegfried à l’opéra ou une fête de village comme dans Entre les actes. Une chouette qui passe.

Enfin la lune se levait ; sa pièce d’argent poli, bien qu’obscurcie par des traînées de nuages, brillait sereine, sévère, ou peut-être tout à fait indifférente. Tournoyant sans hâte, comme les rayons d’un projecteur, les jours, les semaines et les années passaient les uns après les autres à travers le ciel.

Un voile de brume couvrait le ciel de novembre, un voile plusieurs fois replié, et à mailles si fines qu’il formait une seule couche opaque.

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Entre les actes1er billet et 2nd billet


6 commentaires:

  1. Pas lu, j'ai tendance à ne plus trop savoir où j'en suis avec Woolf... Bah, j'ai quelques nouvelles sous la main.

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    1. Si tu as des nouvelles, je te conseille très vivement celle dans les jardins de Kew, elle est très réussie !

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  2. ce n'est pas mon préféré mais je l'ai aimé, mais je suis un peu inconditionnelle de VW alors....j'ai aimé sa traversée du temps, j'ai aimé les personnages et le rythme du roman

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    1. Je me retrouve dans ce que tu dis. Pas mon préféré mais la musique est là et on y cède avec plaisir !

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  3. C'est marrant que ce soit celui dans lequel tu trouves la narration la plus éclatée car je garde pour ma part le souvenir d'un retour à une facture romanesque plus classique dans celui-ci. Mais ma lecture date de 12 ans alors c'est très très flou. Et honnêtement, comme il ne fait pas partie de mes préférés, je ne suis pas sûre de le relire, en tout cas prochainement...

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    1. Bien sûr, il y a une ligne chronologique claire, contrairement à d'autres, mais tout est évanescent (les conversations, les pensées, les personnages, le fil du récit).

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