La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 14 juillet 2020

Je bavais en écrivant, j’écrivais en bavant.

Philippe Lançon, Le Lambeau, 2018, Gallimard.

Et voilà ! Je l’ai lu !
Lançon raconte son existence après l’attentat à Charlie Hebdo, où il a été blessé et où ses amis ont été assassinés. Hôpital, reconstruction, greffe de peau, greffe d’os, rééducation… comment vivre avec un trou à la place de la mâchoire inférieure ?
Pour tout dire, il me fait penser aux gueules cassées de la Première guerre.
Un ouvrage beaucoup lu, qui répond à sa réputation. Sans complaisance, mais sans idéalisme, il raconte la vie quotidienne à l’hôpital, l’état de faiblesse et de dépendance physique et mentale lié à la blessure et aux soins. Les opérations qui se répètent, la bouche qui fuit, la présence des policiers, les premières sorties et surtout les souvenirs. Impossible pour lui de raconter sans remonter à l’époque des souvenirs de l’enfance, de la jeunesse, du mariage, des amitiés. Tout ce qui a failli disparaître et qu’il craint de ne plus retrouver, comme s’il n’avait jamais été. Il y a aussi les souvenirs de lecture, la lecture de Proust et de la mort de la grand-mère à chaque descente au bloc, mais aussi le jazz et Bach, qui emportent l’esprit loin et qui le portent et le soutiennent.

J’écris pour me souvenir de cela aussi, de tout ce que j’ai failli oublier, de tout ce que j’ai perdu, en sachant que je l’ai tout de même oublié ou perdu.

Un certain nombre de personnes ont trouvé le livre passionnant, mais avec des longueurs ; d’autres s’y sont ennuyées. Ce n’est pas mon cas. Un séjour à l’hôpital n’a rien d’héroïque, la plupart du temps on n’y fait qu’attendre. Tout y semble une routine interminable, à coup de « c’est mieux, on se revoit dans 3 semaines » et le mieux peut durer des mois. La santé, ce n’est que du temps qui passe.
Lançon fait preuve d’ironie sur lui-même. Il est soucieux de sa carte vitale, de sa bourgeoisité, de sa quête de sens, de son égoïsme. Il y a sa façon de ne jamais aller directement au but, de remonter des années en arrière avant d’en venir au fait – à l’attentat. Il fait montre de tendresse pour la plupart de ses semblables, tout en étant désormais allergiques aux causeurs.

Avant son suicide, Hemingway se souvient du Paris de sa jeunesse, de la ville où il fut pauvre, aima et devint écrivain. Toute sa laconique dépression d’y exprime, toute sa sensibilité, toute sa dureté aussi, et tout ce qui tient et vit dans le paradis perdu. Le livre attirait chaque lecteur dans le labyrinthe sans issue de la nostalgie, dans le miroir sans compassion des échecs. Je continuais de le relire, car je n’avais toujours pas trouvé, en moi, cet âge magique et abandonné.
Vélasquez, Pablo deValladolid, 1636, Musée du Prado, image Wiki.
Un livre lu dans un contexte bien particulier. On m’a enlevé en décembre 2019 une tumeur, à la fois rare et mortelle, en plein milieu du front. Rien de tragique ni de douloureux, pas de médicament ni de gêne physique, mais la salle d’attente du chirurgien, un pansement au front pendant des mois et aujourd’hui une très impressionnante cicatrice. Dans quelques mois, je reprendrai le chemin de l’hôpital pour reconstruire ce front (même technique que pour refabriquer un cou à Lançon ! moment de frémissement dans la lecture). À terme, je n’aurai plus de cicatrice, mais je conserverai des sourcils tout à fait autonomes et asymétriques. On ne connaît jamais la vraie expression de son visage. Bref, je suis loin d’avoir vécu des événements aussi graves que ceux relatés par Lançon, mais j’ai tout de même avancé avec prudence dans ma lecture, notant les « ah oui moi aussi » et les « ah non pas du tout ». Par exemple, l’obsession de vouloir se voir : lui, le trou noir de son visage ; moi, l’os de mon crâne (très blanc). C’est le récit de l’hôpital, un monde en dehors du monde et du temps.
Lançon tresse un filet de sauvetage compliqué, mêlant les souvenirs personnels et les personnels des hôpitaux. Par comparaison, j’ai l’impression de n’être faite que d’oubli et de n’être environnée que de solitude. J’ai quand même réussi à rêver de ce livre la nuit et je suis tout à fait contente de l’avoir lu.

J’ai pour la première fois éprouvé une sensation qui n’allait plus cesser de se renouveler, avec plus ou moins d’intensité, d’hôpital en hôpital : je sortais d’un cocon où tout était sourd et immobile, où je vivais avec les morts comme j’allais vivre avec les soignants, déposé dans une antichambre aux vibrations profondes et capitonnées, pour entrer à ciel ouvert dans un monde agité, indifférent et incompréhensible, un monde où les gens allaient, venaient et agissaient comme si rien n’avait eu lieu, comme si leurs actes avaient la moindre importance, comme s’ils se croyaient vivants.

Je pouvais entrer dans la Recherche à n’importe quel endroit, n’importe quand, comme dans un château où j’aurais grandi, pour retrouver des personnages que je connaissais mieux que la plupart de mes amis, puisque Proust me les avait dévoilés peu à peu dans leur solitude et leurs moindres replis, comme si nous étions tous morts, lui, eux et moi, tous morts, tous humains, et tous un peu divins.

Je retiens particulièrement les pages sur Velazquez. Et je vais relire La Légèreté, qui me fera du bien.

Merci Catherine pour la lecture !

4 commentaires:

Lilly a dit…

Même si le contexte est différent, le contexte entourant la modification d'un visage est toujours violent. Une de mes amies a subi une très grosse opération qui a altéré son odorat, son goût et sa vue de façon définitive. La découverte de cette nouvelle physionomie a été extrêmement dure. Cela ne me surprend pas que tu aies trouvé un écho à ta situation dans ce livre.
Bien que pas du tout tentée au départ, je finis par me dire que je vais peut-être le lire.

nathalie a dit…

Ce doit être très difficile pour ton amie. Je devrais bien m'en tirer finalement, mais j'ai progressé lentement dans ma lecture. Je pense que le livre te plaira, même s'il manque de romancières anglaises.

Lili a dit…

Alors là, tu me présentes ce récit tel que je ne l'imaginais pas. Tu me donnes presque envie de le tenter (ce qui est déjà beaucoup parce qu'à la base, il fait vraiment partie de ceux qui me rebutaient de façon épidermique).

nathalie a dit…

Ah ? J'avais plutôt envie de le lire pourtant. Il est assez fin sur un sujet difficile.