La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 3 septembre 2020

Ce pays est plein de gens que rien n’a retenus sur place.

Daniel Kehlmann, Le Roman de Tyll Ulespiègle, traduit de l’allemand par Juliette Aubert, parution originale 2017, édité en France par Actes Sud.

On plonge dans la Guerre de Trente ans, mais cette fois par la traverse, en suivant le parcours d’un saltimbanque, un funambule, un jongleur, un bouffon, un cynique, Tyll Ulespiègle. Une enfance dans un village, la fuite, la liberté et la faim, l’errance parmi les bandes armées, la peste et la guerre, dans la neige et dans la forêt. Tout n’est pas exactement dans l’ordre et tout ne se passe pas exactement comme c’est raconté, mais tant pis – l’essentiel est de vivre.

Mais j’ai deux pieds, et un juge en robe ou un garde avec sa hallebarde, ils n’en ont que deux, eux aussi. Chacun a autant de pieds que moi. Personne n’en a plus.

Au fil de ce grand roman historique, on croise Élisabeth Stuart et le roi d’un hiver, Athanase Kircher, grand savant profondément ridicule, les généraux de l’Empereur, les ambassadeurs qui ont négocié les traités de Westphalie ligne à ligne, tout ce monde pris dans un mouvement que personne n’est capable d’arrêter, celui de la mort et de la guerre et de la vie.
Un roman que j’ai beaucoup aimé, au rythme alerte, au ton grinçant. Tyll reste insaisissable, mais autour de lui les personnages suscitent l’empathie, la tendresse, le respect ou l’agacement. Élisabeth est particulièrement réussie ! Quelle grande dame ! Nous plongeons dans des âmes tourmentées qui affrontent ou subissent un monde qui les dépasse, avec pragmatisme et sans illusion.
Il y a autour de tout cela l’ambiance des caprices de la guerre et de leur cortège d’horreur (brûler les sorcières, brûler les visages, les boulets de canon, les viols, la faim) et celle du théâtre, notamment du théâtre élisabéthain, grotesque, violent et magnifique. Le conte des habits neufs de l’empereur trouve aussi ça place, un peu revu, dans un univers où l’absurde semble avoir pris toute la place.
C’est un roman très allemand (oui, ça existe). Le XVIIe siècle voit la langue allemande s’affirmer, même si elle est encore méprisée par tout le monde, les élégants et les érudits. Mais l’on commence à rédiger de la poésie allemande, même si cela fait un peu rire, et aussi des romans – Simplicissimus qui est expressément cité. Wikipedia me dit que : « Till l’Espiègle est un personnage de fiction, saltimbanque malicieux et farceur de la littérature populaire du nord de l’Allemagne. » Même si son existence est historiquement douteuse, c’est un personnage bien connu dans le folklore allemand et un prénom très répandu.
Et puis c’est un excellent roman, plein de dynamisme et de folie. 

Au-dessus de nous, Tyll Ulespiègle se retourna avec lenteur et nonchalance – non pas comme quelqu’un qui est en danger, mais comme quelqu’un qui regarde avec curiosité autour de lui. Il avait le pied droit posé sur la longueur de la corde, le pied gauche en travers, les genoux fléchis et les poings sur les hanches. Et nous tous, qui levions les yeux, nous avons soudain compris ce qu’était la légèreté. Nous avons compris à quoi pouvait ressembler la vie de quelqu’un qui fait vraiment ce qu’il veut, ne croit à rien et n’obéit à personne ; nous avons compris comment ce serait d’être comme ça, et aussi que nous ne le serions jamais.
Pieter Brueghel II, Le Massacre des Innocents, 17e siècle, Musées royaux de Bruxelles, détail.

10 commentaires:

keisha a dit…

Un bouquin existant à la bibli... Sinon, oui, Till Eulenspiegel...

Dominique a dit…

en lisant le 4eme de couverture j'ai pensé aux tableaux de Bosch et à la folie qui les habite
j'ai évidement noté ce roman, j'avais aimé les romans précédents de l'auteur et j'aime la littérature allemande

Marilyne a dit…

Ravie de lire cet avis enthousiaste, ce roman m'attend, ce sera pour cet automne.

nathalie a dit…

Ah je reconnais la germaniste là. Moi ce personnage m'était totalement inconnu.

nathalie a dit…

Oui on pense à Bosch et pour une raison qui m'échappe Actes Sud a choisi Goya pour illustrer la couverture.
Je ne connaissais pas du tout cet auteur avant.

nathalie a dit…

Bonne future lecture !

Passage à l'Est! a dit…

Un "roman très allemand"? Il va falloir que j'aille voir ça de plus près, surtout après ton avis si enthousiaste.

nathalie a dit…

Très ancré dans la culture littéraire allemande, disons. J'espère que ça te plaira.

Patrice a dit…

Très heureux de lire ton billet qui m'avait échappé à l'époque. Je suis tout à fait d'accord avec toi sur ce livre qui est empreint d'un réel dynamisme. En même temps, il est très maîtrisé.

nathalie a dit…

Oui, rien n'est laissé au hasard !