George Eliot, Daniel Deronda, parution originale 1876, traduit de l’anglais par Alain Jumeau.
Le roman s’ouvre sur une table de jeu, dans un casino situé quelque part en Allemagne, avec la belle et fière Gwendolen, qui attire l’attention d’un homme, Daniel Deronda. Ensuite, un grand retour en arrière nous permet de faire connaissance avec Gwendolen, sûre de sa séduction, égoïste, sans être désagréable, et avec le glaçant, mais gentleman Grandcourt. Puis, nouvelle boucle temporelle pour découvrir enfin Daniel Deronda, dont la place dans le roman est jusqu’à présent assez minime. Un jeune homme brillant, à l’identité incertaine (pupille d’un noble anglais), ne parvenant pas à prendre une décision sur son avenir, et qui vient de sauver Mirah, une jeune artiste juive, du suicide. Deronda est décidé à aider Mirah et donc à rencontrer les premiers juifs de sa vie. Nous sommes revenus au point de départ du roman, qui est loin d’être fini.
Était-elle belle ? Oui ? ou non ? Et quel était le secret, dans la forme ou dans l’expression, qui dotait ses yeux de leur dynamisme ? Était-ce le bon ou le malin génie qui dominait dans ces regards ? Probablement le malin ; sinon pourquoi produisaient-ils un effet de trouble plutôt qu’un charme paisible ? Pourquoi le désir de la regarder de nouveau était-il ressenti comme une contrainte et non comme une envie à laquelle tout l’être consent ?
C'est le début !
Avec ce résumé, vous comprenez que l’on a affaire à un récit assez complexe, non linéaire, qui fait hésiter sur l’identité du personnage principal, parce que Gwendolen a tout d’une héroïne, que Deronda reste longtemps sans grande épaisseur, que Mirah est également très romanesque et que les personnages secondaires sont pour la plupart très réussis. C’est ainsi que le roman est doué d’une véritable profondeur, ce qui le dote d’un grand charme tout en facilitant sa lecture.
Un premier axe est donc celui de Gwendolen, de son ambition sociale, de son mariage, de son amour pour sa mère. Une belle jeune femme qui prend plaisir à galoper et à tirer à l’arc et qui trouve que le mariage est un carcan. Assurément, elle n’a pas lu les romans d’Anne et Charlotte Brontë mettant en scène des gouvernantes parvenant à trouver leur place dans le monde. Au fil de son histoire, elle découvre les erreurs et le remords, la fierté et la soumission, la peur de commettre le mal et le pardon, l’apaisement peut-être. Son évolution psychologique et tous ses tourments intérieurs sont très bien décrits et analysés par Eliot, on a affaire ici à un magnifique portrait.
Elle était maintenant persuadée qu’il avait l’intention de s’intéresser à elle, de marquer son admiration pour elle de façon évidente ; et il commençait à sembler probable qu’il serait en son pouvoir de le refuser ; c’était donc un plaisir de calculer les avantages qui rendraient ce refus splendide, en estimant M. Grandcourt au maximum de sa valeur.
Et Deronda ? Jeune homme qui ignore ses origines et qui voyage, incapable de ne pas apporter son soutien à ceux qui sont en détresse. Le thème de la filiation et de la fidélité à sa famille et à sa culture est essentiel dans les romans d’Eliot (par exemple dans Le Moulin sur la Floss où Maggie se représente avec détresse ce que serait une vie sans pouvoir se tenir devant les siens), mais il prend ici une place particulière. On ne trouve sa place dans le monde qu’en étant fidèle à sa famille et aux espoirs que des ancêtres ont placé en vous. Ici, un regret : cela conduit Deronda à mal juger sa mère, dont Eliot raconte très bien comment elle a voulu s’émanciper de ses obligations et de son destin tout tracé. Nous n’en sommes pas à l’individualisme et au libre arbitre, mais la situation pèse particulièrement sur les femmes.
Je vous épargne les détails, mais Deronda est amené à rencontrer des juifs, à apprendre toute la culture juive et à s’engager dans le mouvement pour créer une terre où les juifs seraient en sécurité. C’est un thème très inattendu en littérature et si l’on considère qu’Eliot écrit au tout début du mouvement sioniste, il y a de quoi être impressionné. On s’éloigne enfin du goût pour l’Orient exotique, pour rejoindre les préoccupations concrètes des peuples. Le traitement de cette thématique ne me semble pas toujours réussi, surtout parce qu’il porte la marque de l’ère des nationalismes, qui bat son plein à la fin du XIXe siècle et qui passe moins bien aujourd’hui. Le roman met également en scène les préjugés des Anglais vis-à-vis des juifs, dans une diversité d’attitudes tout à fait réussie.
Nous avons donc affaire à un roman extrêmement ambitieux et original. Eliot, sûre de ses capacités, montre qu’un roman écrit par une femme ne se conclut pas toujours par un mariage, qu’il peut avoir un héros masculin et s’intéresser à des enjeux politiques.
Et il était romantique, si vous voulez. Cette énergie et cet esprit d’aventure propres à la jeunesse, qui ont contribué à créer ces légendes du monde entier où l’on voit de jeunes héros partir chercher les témoignages cachés de leur naissance et tout l’héritage de missions qui en découle, suscitaient en lui incontestablement un intérêt inquiet, quand il envisageait la simple possibilité pour lui de s’engager sur un chemin semblable – d’autant plus que ce chemin était celui de la réflexion autant que de l’action.
Burne-Jones, Lady Frances Balfour, 1880, musée de Nantes |
Le foisonnement du roman provient aussi de tout ce qui est évoqué sans être raconté et qui constitue l’épaisseur des personnages : le second mariage malheureux de Mme Davilow dont on ne sait pas grand-chose, le désir des femmes les plus douces d’être débarrassées de toutes ces contraintes (la nécessité d’être accompagnée, d’être aimable), le club de tir à l’arc, le premier dialogue entre Gwendolen et Grandcourt avec toutes ces superbes parenthèses (un bel art du récit), le charme de la famille Meyrick où toutes les femmes travaillent joyeusement, la présence vagabonde des artistes qui vont d’un continent à l’autre pendant que les Anglais restent attachés à leur terre.
N’oublions pas l’omniprésence des règles de succession qui font que les femmes risquent sans cesse d’être mises à la porte de chez elles au profit d’un fils, frère, cousin. J’ai eu l’impression qu’Eliot dialoguait avec Jane Austen, dont les romans, notamment Raison et sentiments, traitent souvent de cette thématique. Le célèbre incipit d’Orgueil et préjugés est d’ailleurs repris avec beaucoup d’ironie. J’ai eu le sentiment qu’Eliot rendait hommage à sa devancière en prolongeant ses romans et en racontant ce qui suit le mariage. Il ne faudrait pas grand-chose pour que Darcy devienne Grandcourt ou qu’Elizabeth se transforme en Gwendolen. À cet égard, les scènes du yacht sont tout à fait dignes d’Hitchcock pour dire toute la terreur morale du couple. Walter Scott et Ivanhoé sont également présents : quand les Anglaises rencontrent Mirah elles pensent immédiatement à Rebecca.
Le roman s’achève alors que tout semble commencer pour les personnages. Ils sont suspendus à l’aube d’une nouvelle étape de leur vie dont nous ne saurons rien. C’est donc un grand et ambitieux roman (un peu plus de 1000 pages), ample et complexe, que j’espère avoir réussi à vous présenter.
L'avis de Keisha, tout aussi enthousiaste. Le billet très complet de Dominique.
Les paroles ne semblaient pas plus avoir de pouvoir salvateur que s’il avait vu un navire risquant le naufrage – un pauvre bateau, avec toutes ses vies angoissées, balayé par la tempête inévitable. Comment pouvait-il comprendre tout le lent processus qui avait vu grandir le malheur de cette jeune femme ? Comment le stopper, et l’infléchir par une phrase ? Il avait peur de sa propre voix.
Eliot sur le blog:
Middlemarch
Le Moulin sur la Floss
Une romancière. Après avoir lu plusieurs de ses romans, j’ai bien envie de lire la biographie que lui a consacrée Perrot Ozouf. Et je continuerai à découvrir ses livres !
Je viens de relire mon billet. ha oui. Je me le relirais bien, mais en français. Quoique.Oui, j'avais vu le passage évoquant orgueil et préjugés.
RépondreSupprimerCeci étant, je voudrais bien lire le bouquin de M Ozouf sur g Eliot.
Ah mais oui il n'est pas de Perrot mais d'Ozouf. La boulette.
SupprimerOh tu sais, il aurait pu y avoir deux livres, comme pour woolf, il y a du monde qui écrit.
RépondreSupprimerque je suis contente de lire ce billet c'est un roman que j'ai beaucoup aimé malgré sa longueur et son côté un rien tortueux
RépondreSupprimerj'avais été épatée par le modernisme de l'auteure
j'ai cherché la bio dont tu parles de Micelle Perrot mais je n'ai rien trouvé je suis preneuse si tu as une référence
par contre les livres de Mona Ozouf sont une mine
Y a rien de Perrot, j'ai déliré. Il s'agit bien d'Ozouf !
SupprimerJ'ai ajouté le lien vers ton billet. C'est un roman très étonnant, on ne sait pas où il nous emmène. Je n'ai pas parlé de l'indépendance italienne, contrairement à toi, mais oui, cela fait irruption là, entre le sionisme et le mariage calamiteux. C'est très impressionnant !
Darcy en Grancourt, oui ce serait possible ; Mais Elizabeth en Gwendolen, non, je ne la vois pas !
RépondreSupprimerQuant à Anne et Charlotte , elles ont l'air d'être aux antipodes de George Eliot, bien trop filles de pasteur, confites en dévotion, et ne remettant pas (trop) en cause la société et surtout la morale.. Pas comme Emily.
Je ne parle pas de la comparaison des romancières mais il est explicitement dit que Gwendolen n’a pas lu de roman dont l’héroïne est une jeune fille pauvre contrainte de se faire gouvernante. D’ailleurs, pour Orgueil et préjugés, comme pour Jane Eyre, il ne s’agit pas de ressemblance, ce qui n’aurait aucun intérêt, mais d’une variation sur un thème, comme en musique, un hommage qui joue sur des cordes légèrement différentes. Cela souligne l’intemporalité du modèle et le talent de celle qui suit ses devancières.
SupprimerOui, je comprends !
RépondreSupprimerJe viens de Lire : croire aux fauves ! je suis curieuse de sa voir ce que tu en penses !
RépondreSupprimerOn me l'a prêté, je trouve cela très intéressant pour le moment.
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