La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 25 mai 2021

L’histoire n’est jamais sûre.

 Michel de Certeau, La Possession de Loudun, 1970, édité par Julliard.

 

D’abord les faits : en 1632, à Loudun (une ville paumée du Nord Poitou, place de sûreté pour les protestants, mais de moins en moins, car on est en pleine reconquista catholique), plusieurs femmes du couvent des Ursulines sont convaincues d’être possédées par le curé de l’église Saint-Pierre, Urbain Grandier, lequel aurait signé un pacte avec le diable.


Elles voulaient l’aller trouver, et pour ce faire, montaient et couraient sur les toits du couvent, sur les arbres, en chemise, et se tenaient tout au bout des branches. Là, après des cris épouvantables, elles enduraient la grêle, la gelée et la pluie, demeurant des quatre et cinq jours sans manger.


S’ensuivent une enquête menée par les autorités royales (et non locales) (cardinal de Richelieu, bonjour), des exorcismes menés en public comme du théâtre, des curieux venus de toute la France (et même d’Europe), une enquête des autorités religieuses et une autre des médecins (parce que l’hypothèse de la possession ne fait pas l’unanimité), un procès, une condamnation, un curé brûlé vif en place publique, les exorcismes qui continuent, mais avec une prise en main par les jésuites et une guérison miraculeuse de l’une des possédées qui fait une tournée triomphale. Et beaucoup, beaucoup de littérature.


La piété, chez Laubardemont, se marie au pouvoir ; aussi est-elle solide.


Dans ce livre, de Certeau ne mène pas un récit factuel et transparent. Il ne rassemble pas non plus l’ensemble des données (sociologie, réseau d’influence, formation des uns et des autres, la question du genre, etc.). Il présente le dossier d’archives (ou du moins une bonne partie), en s’appuyant sur les discours tenus sur la possession. La parole des possédées, celle des différents religieux, des témoins, des médecins et des autorités est exposée. L’auteur analyse leur rhétorique – d’où parlent ces gens ? Que disent-ils ? Car la possession ne se prouve pas par des faits, elle se démontre (ou se dénonce), se raconte et se transmet.

À la première lecture, cela m’avait paru confus. Il faut dire que de Certeau est prêtre, théologien, historien de la mystique et nourri de psychanalyse. Son discours manque de repère clair. Lui-même ne démontre pas d’ailleurs, mettant en avant les différents acteurs ou plutôt les traces qu’ils ont laissées dans les archives, avec un commentaire, informatif et volontiers ironique. À l’époque, j’attendais peut-être que l’on me raconte ce qu’il s’était vraiment passé à Loudun et j’avais dû être déçue par son absence de prise de position claire. Pas de résolution à cette histoire ? Aujourd’hui, je suis sensible à ses ambitions et à ses efforts pour rendre compte du climat mental de l’affaire de Loudun.

En réalité, de Certeau montre que les cas de possession (il y en a plusieurs dans ces années 1630) sont bien différents de ceux de sorcellerie. La possession s’installe dans un lieu et dans un temps marqués par l’instabilité des croyances religieuses (Réforme et Contre-Réforme) et par l’affirmation du pouvoir de l’État. Il existe des failles spirituelles, par où s’engouffre, non pas tant le diable, que le doute. La possession apparaît comme un symptôme des tensions qui traversent une société, un mal qu’il est donc presque impossible d’extirper.


À cette dépendance à l’égard du jugement social, s’oppose, chez les ursulines, une capacité de jugement personnel sur soi. Elles savent qu’il y a de la sorcellerie en elles-mêmes. Dès lors la société devient le moyen de se débarrasser d’une déviance occulte, tout comme elle profite elle-même des possédées pour expulser sa propre inquiétude en la théâtralisant. Une complicité entre les actrices et leur public renforce le jeu des exorcismes en multipliant son profit. Ce théâtre a un aspect de sécurité sociale.


Il y a l’étrange question des odeurs et la psyché des Ursulines. Possédées par le démon, il devient possible pour ces femmes d’insulter et de frapper les hommes chargés de les exorciser. Elles sont pourtant attachées et exhibées au public, car s’instaure le spectacle de la possession.

Comment décider de la vérité de ce que l’on voit ? Les médecins et les théologiens dissertent sur les signes, en décrétant ce qui relève de la nature et ce qui appartient au diable (je suis toujours aussi peu à l’aise avec les débats théoriques, même quand il s’agit des démons), mais sans unanimité. Le caractère incertain du langage et du témoignage des sens est révélé au grand jour. On est en plein siècle du cogito ergo sum. Est-ce la raison ou la religion qui vacillent ? Un peu des deux sans doute.


Vitrail, Âmes tourmentées en enfer, Allemagne 1500, Cloisters.

Il existe une page Wikipedia sur la possession de Loudun, mais elle est d’un matérialisme bête et d’un ras-des-pâquerettisme qui se donne l’air de répondre aux questions alors que pas du tout.

 

Le lien d’une émission où l’on peut entendre de Certeau présenter son travail. Il présente les différents personnages, les façons dont se manifeste le diable et la place des femmes.


D’habitude, l’étrange circule discrètement sous nos rues. Mais il suffit d’une crise pour que, de toutes parts, comme enflé par la crue, il remonte du sous-sol, soulève les couvercles qui fermaient les égouts et envahisse les caves, puis les villes. Que le nocturne débouche brutalement au grand jour, le fait surprend chaque fois. Il révèle pourtant une existence d’en dessous, une résistance interne jamais réduite. Cette force à l’affût s’insinue dans les tensions de la société qu’elle menace.


J’ai lu ce classique des études historiques vraisemblablement dans l’exemplaire d’un de mes arrière-grands-pères, quelqu’un que je n’ai pas connu, mais qui était originaire de Loudun et qui était guérisseur (et oui). Aujourd’hui, Loudun est une ville bien plus morte qu’au XVIIe siècle. Les vieilles maisons vides y sont nombreuses et le ressentiment contre Richelieu y est intact. Je me souviens avec ébahissement qu’il y a quelques années on m’a montré une maison où aurait habité la famille d’une des possédées. Que presque cinq siècles après les faits, la mémoire des noms des familles concernées ait pu se transmettre me sidère. Ethnologie de la campagne et de la province…


7 commentaires:

keisha a dit…

Pour moi Loudun c'était 'la bonne dame de Loudun aka L'empoisonneuse de Loudun ou La Brinvilliers de Loudun', en plein 20ème siècle!!!

nathalie a dit…

Marie Besnard ! Oui on en parlait aussi. C'est un territoire tout à fait barbare décidément !

Dominique a dit…

j'avoue que les histoires de possession me laissent un peu de marbre
par contre Michel de Certeau est un théologien tout à fait intéressant même si parfois il est difficile d'accès
Vive le diable !!

nathalie a dit…

Il a travaillé sur les mystiques notamment. Ce n'est pas mon terrain favori mais il est passionnant.

Passage à l'Est! a dit…

Je viens d'aller regarder dans ma grosse "History of Christianity" et Loudun ne figure pas dans l'index. Curieux et dommage, car l'auteur Diarmaid Macculloch y est plutôt bon pour ce qui est des différentes expressions de la relation des femmes au christianisme.
Et ayant lu ton billet, il va falloir que j'aille réécouter/revoir cet opéra de Penderecki, qui m'avait paru si sombre et torturé et où l'accent semble surtout mis sur le personnage de Grandier (https://www.gramophone.co.uk/review/penderecki-die-teufel-von-loudun mais mon souvenir de l'opéra est assez vague).

Nathalie a dit…

Je ne connais pas cet opéra, je vais aller me renseigner.
Pour ton livre, je ne sais pas. J’ai l’impression que les sorcières ont supplanté les possessions (ce sont deux phénomènes distincts), ce qui expliquerait peut-être l’oubli.

nathalie a dit…

En lisant la notice Wikipedia consacrée à l'opéra, je vois qu'Aldols Huxley a écrit un roman sur les possédées de Loudun (? !) et que l'opéra a été créé à Marseille, mais largement avant ma naissance. J'aimerais bien qu'il y revienne !