Emmanuel Ruben, Sur la route du Danube, 2019, éditions Rivages.
En vélo, de la Mer Noire jusqu’aux sources du Danube et Strasbourg, c’est le voyage que nous propose le narrateur et son ami Vlad.
Ils sont assurément fous à pédaler sous le soleil des distances pas possible et à enchaîner avec le musée ou le château local et avec une murge avec les locaux et puis passer la nuit avec les moustiques et repartir. Mais c’est un beau voyage. Comme le dit le narrateur, le voyage vers les sources est plus rare que dans le sens du courant. À contre-courant ? Il lui permet d’avoir une autre vision de l’Europe, du centre et de la périphérie, de la norme et de l’ailleurs. Et si la norme, c’était Odessa ? Et si le centre, c’étaient ces vastes territoires longtemps sous influence ottomane et que Strasbourg n’était qu’un finistère ? Et si le centre de l’Europe, c’était cette mosaïque de peuples et de langues et de religions, qui se superposent et se combattent et se côtoient ? L’ouvrage est paru en 2019 et, s’il est empli de considérations historiques, deux événements récents se taillent la part du lion : d’une part la mémoire jamais apaisée de la dislocation et des guerres de ce que l’on appelle « l’ex-Yougoslavie » qui a dispersé les hommes et les femmes et rasé les villes et d’autre part la soi-disant crise des migrants, quand les réfugiés arrivent et que l’Europe se hérisse de frontières et de haine.
Je parie que si nous prenions tous ceux d’Ulm, de Ratisbonne, de Passau, de Vienne, de Bratislava, de Budapest, de Novi Sad, de Belgrade, et que nous les disséminions au long du fleuve, de ses sources au lieu où je me trouve à présent, nous obtiendrions la moyenne de 10 cafés par kilomètres, soit 28 000 cafés et des poussières : ainsi serait confirmée la théorie de George Steiner selon laquelle ce qui fait l’Europe, ce n’est pas le charbon ni l’acier, ni les racines judéo-chrétiennes ou je ne sais quelle unité dans la diversité, mais la densité des cafés ; avec cette différence qu’à l’ouest le breuvage se boit filtré ou à l’italienne, espresso, après percolation, tandis qu’à l’est il se boit à la turque, bouilli dans son marc.
C’est écrit un peu avec les pieds, ça ne se lit pas forcément en une fois, il y a des considérations agaçantes, mais c’est une plongée dans une Europe qui est à côté et que l’on ne connaît pas forcément.
D. Knight, En appelant le bac, 1888, Pafa. |
Dans cet angle mort de l’Europe, dans ces boucles du Danube où le fleuve a perdu le nord, aux frontières serbo-roumano-bulgares, les gens des confins se meurent mais les confins demeurent. C’est désormais un paysage vacant, personne à l’horizon, nulle âme qui vive, un paysage si doux, si voluptueux, que nous voudrions le boire, lamper de grandes gorgées de juillet, c’est un paysage d’ambre et de miel, délicieusement ondulé, ébloui de soleil, parcouru de frissons de lumière liquide.
Il y a des considérations intéressantes sur le vélo à Paris – qui n’est qu’un harassant moyen de transport – et sur le voyage à vélo – rien à voir, dirait-on.
Le Danube est une frontière, mais une frontière qui bouge, une frontière qui relie et qui mélange une rive à une autre. Il traverse une région longtemps appelée la Turquie d’Europe. Il est bordé par des marais et de la steppe. C’est un bel hommage aux cartes et à la géographie, réelle ou imaginaire.
Avec ça on mange, on boit surtout, on drague, on tombe en panne, on a froid, etc.
Ici, les gens – avec cet humour serbe qui aide à endurer la morgue et le mépris de l’Extrême-Occident comme ses embargos ou ses bombardements – préfèrent parler de la Gouttière de l’Europe lorsqu’ils évoquent le Danube, oubliant qu’ils s’y baignent pendant les jours torrides de l’été, mais se souvenant que tous les égouts de la ville s’y déversent.
Chaque ville danubienne aimerait prouver que c’est dans ses rues, sur ses places, sur ses quais, que l’Occident épouse l’Orient, alors que selon Höderlin, l’écho de la Grèce et de l’Asie se fait entendre dès la source de ce fleuve qui paraît couler à reculons, comme s’il venait de l’est, tant il est vrai qu’avec un dénivelé moyen de 25 centimètres par kilomètre, il est parfois bien difficile de deviner le sens du courant.
Merci Catherine pour la lecture ! L’avis de Keisha et de Miriam.
Je te l'accorde, c'est gros et il faut du temps, mais je l'ai lu surtout dans un train, là ça va. Et puis j'aime tellement les récits de voyage, celui-ci m'a plu!
RépondreSupprimerAh oui le vélo dans le train, c'est moins fatiguant c'est sûr.
SupprimerJe trouve que le projet de celui-ci est original.
Comme j aimerais avoir encore la forme pour pédaler au long cours !
RépondreSupprimerÉcrit avec les pieds? Ils sont bien occupés à appuyer sur les pédales! J ai bien aimé les suivre sur leurs chemins de traverse
Keisha apprécie davantage l'écriture, mais j'ai eu plus de mal, j'avoue !
SupprimerTu m'inquiètes un peu avec le côté écriture (+ deux hommes à vélo conscients de leur exploit), mais je peux très probablement le trouver en bibliothèque donc je le garde en tête. Comme je n'ai toujours pas lu Claudio Magris, j'ai encore toute liberté de décider dans quel sens je veux lire le Danube en plus de l'avoir sous les yeux tous les jours!
RépondreSupprimerTu seras certainement agacée comme je l'ai été par les commentaires systématiques sur les jeunes femmes, mais je trouve que le projet est intéressant, parce qu'il donne un autre point de vue sur l'Europe. Pour toi, qui te trouves en Hongrie, ce sera certainement éclairant également.
SupprimerJe n'ai pas lu Magris, mais Ruben si !
Merci pour cette lecture et ces avis contradictoires, constructifs et stimulants. Selon moi il est préférable de lire Danube de Magris en premier, non parce qu'il traite d'abord de l'ouest, donc d'une Europe qui nous est plus familière, mais parce qu'il fait entrer le lecteur dans un genre littéraire hybride avec calme et autorité. On ne sent jamais assis les fesses entre deux chaises, le voyage physique et le commentaire culturel. Le récit de Ruben se veut justement une réponse à Magris. Il lui reproche d'avoir expédié la partie à l'est du rideau de fer, c'est pourquoi il ne le cite qu'une fois je crois. Il répond au livre de Magris en traitant beaucoup plus de la partie orientale du fleuve.
RépondreSupprimerIl m'a donné envie de le lire en tout cas. Et le point de vue décentré (c'est-à-dire simplement pas de notre point de vue habituel) constitue le vrai point fort de cette pérégrination, dont le récit ouvre à beaucoup d'autres lectures.
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