La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 28 septembre 2021

En tant que Mexicain d’origine, il était juridiquement Blanc, et donc non assujetti à la ségrégation appliquée au Texas.

 Karl Jacoby, L’Esclave qui devint millionnaire. Les vies extraordinaires de William Ellis, parution originale 2016, traduit de l’américain par Frédéric Cotton, publié en France par Anacharsis.

 

Ce n’est pas seulement l’histoire d’un esclave qui devint millionnaire, mais aussi celle d’un noir devenu blanc ou plus exactement d’un afro-américain devenu mexicain. Bref, c’est toute l’histoire des États-Unis. Et ce n’est pas un roman, c’est de l’histoire.

Jacoby s’intéresse donc à un étrange homme d’affaires, William Ellis ou Guillermo Eliseo, actif aux États-Unis et au Mexique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Un homme qui fut agent de change, qui voyagea, qui représenta les États-Unis en Éthiopie, riche, mais on ne sait pas très bien de quoi. Un homme qui se présentait comme né de parents mexicains, pour expliquer un teint basané, ou mieux, comme cubain (riche cubain, vêtu à l’européenne, cigare et montre en or), assez clair de peau. Un homme qui a tenu à cacher par-dessus tout qu’il était né esclave au Texas dans les plantations de coton. Une sacrée trajectoire de vie.


Interrogé, le nouveau venu se présenta comme un homme d’affaires mexicain rejoignant son bureau de Wall Street après avoir négocié l’achat de plusieurs plantations de caoutchouc dans son pays natal. Il déclara s’appeler Guillermo Enrique Eliseo, un nom qui pourrait se traduit en anglais par William Henry Ellis. En outre, en tant que Mexicain d’origine, il était juridiquement Blanc, et donc non assujetti à la ségrégation appliquée au Texas.

À bord du train, cependant, certains avaient eu vent de rumeurs qui circulaient le long de la frontière et selon lesquelles, en dépit de toute sa richesse et de son raffinement ostentatoire, Eliseo pouvait bien ne pas être le riche Mexicain qu’il prétendait. Se pouvait-il que ce teint olivâtre ne fût pas le produit d’une origine mexicaine mais plutôt celui d’un origine afro-américaine dissimulée ?


Cette biographie reflète toute l’histoire des États-Unis, notamment du Texas, où la main d’œuvre noire est indispensable à l’économie, mais quantité négligeable par ailleurs. Où l’on estime qu’une goutte de sang noir fait de vous un noir (merci de voyager en train dans le wagon dit Jim Crow), mais où il est impossible de tracer une frontière nette entre noirs et blancs et où les latinos, tout foncés qu’ils soient, sont des blancs. Un pays fou. C’est aussi l’histoire croisée des États-Unis et du Mexique, pays rivaux et inséparables, avec leurs crises, leurs guerres civiles, leurs révoltes et leurs contradictions. Le Mexique, avec son histoire politique chaotique, se construit en opposition à son voisin à partir d’une identité mélangée, mais européenne et indigène, où les noirs seraient forcément en fuite des États-Unis (genre y a pas eu des siècles d’esclavage) alors même que les afro-américains se demandent, après la guerre de Sécession, s’il vaut mieux se battre pour leurs droits dans leur pays ou émigrer (au Mexique ou au Liberia). Toute la vie d’Ellis s’inscrit dans ces mouvements de fonds, plus ou moins compréhensibles vus de France (pour rappel, c’est l’époque où le parti républicain défend les noirs).

Il est regrettable que Jacoby n’ait pu retrouver plus de correspondance ou d’archives de la main d’Ellis, j’aurais bien aimé savoir ce qui se cachait sous les faits. Cet homme a su jouer des attentes de ses contemporains pour se forger sa voie et échapper à sa destinée. Ellis a épousé une femme blanche, qui connaissait très bien son secret. Ses descendants seront pour certains pleinement intégrés dans le monde blanc, d’autres dans le monde mexicain, et une partie de la famille s’inscrit dans l’identité noire américaine.

 

Ellis - image Wikipedia

C’est donc paradoxalement au Mexique qu’Ellis put assumer le plus confortablement son identité américaine puisqu’il ne se disait jamais mexicain quand il se trouvait au sud de la frontière. Il faisait tout, au contraire, pour mettre en avant sa citoyenneté américaine qui, à l’instar de sa situation d’homme d’affaires ayant d’excellentes relations, lui conférait un atout certain en cette époque où le Mexique cherchait avidement à séduire les investisseurs étrangers.


L’article Wikipedia en anglais dit qu’il est né de parents esclaves (mais pas qu’il est né lui-même esclave). L’article insiste sur ses activités professionnelles, mais pas sur son passing – le fait pour un afro-américain de se faire passer pour blanc, le fait de passer la ligne de couleur, comme ils ont dû être très nombreux à le faire. La notice française ne mentionne même pas le mot « esclave » et ne dit rien du passing. Pourtant Ellis a franchi à plusieurs reprises plusieurs frontières au cours de sa vie, celle politique entre les États-Unis et le Mexique, celle de la classe sociale, celle de la race, se présentant et se réinventant sans cesse. Le titre américain traduit aussi la conclusion de l’auteur, qui après avoir relevé une lettre où Ellis signe « Guillermo » en conclut que celui-ci s’identifiait beaucoup en tant que latino-américain.

Le titre original du livre mentionne The Texas slave et le Mexicain Millionaire. Ces précisions géographiques semblent être plus parlantes pour un Américain que pour un Français.


En tant qu’individus libres mais pas nécessairement blancs, les Tejanos brouillaient la dichotomie située au cœur de l’argumentaire esclavagiste. Les individus d’origine mexicaine pouvaient, selon un Texan, être « aussi noirs que les Nègres », et pourtant ils se considéraient de manière agaçante « aussi bon que les Blancs ».

 

La précocité d’Ellis apparaît comme quasiment surnaturelle – son aptitude, alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme âgé de vingt ans à peine, à transcender ses modestes débuts d’esclave né sur les rives de la rivière Guadalupe au sud du Texas et à se mouvoir dans les milieux les plus élevés de la société mexicaine.

 


4 commentaires:

keisha a dit…

Mais quelle histoire! Oui, la frontière est ténue...

Dominique a dit…

depuis quelques mois j'ai engrangé un bon nombre de livre sur la question noire, l'esclavage, la lutte des noirs américains
je vais noter même si je sais ne pas pouvoir le lire immédiatement c'est une excellente référence manifestement

nathalie a dit…

Elle est ténue, elle bouge, elle a des conséquences terribles pour les individus.

Nathalie a dit…

Oui, car il montre comment ces catégories se construisent et comment des individus essaient de s'en jouer.