La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 30 septembre 2021

Le premier jour laborieux d’un voyage de retour au pays s’achevait dans la paix morne de la routine retrouvée.

 Joseph Conrad, Le Nègre du « Narcisse », parution originale 1897, traduit de l’anglais par Odette Lamolle, édité en France par Autrement.

 

Un excellent roman de marine.

Le Narcisse enrôle son équipage à Bombay avant de repartir vers l’Angleterre. C’est un grand navire à voiles chargé de marchandises. L’Angleterre, il la reverra, oui, mais le voyage ne sera pas sans histoire. Une tempête homérique, un début de mutinerie, l’absence de vent… tout cela symbolisé par Jimmy, un matelot noir (comme un symbole malaisant) mourant ou du moins le prétendant, et qui, en conséquence de quoi, ne travaille pas. Autour de lui se cristallisent toutes les préoccupations de l’équipage.


Ils s’aggloméraient autour de ce squelette moribond, emblème désigné de leurs aspirations, et ils hésitaient, en s’encourageant mutuellement ; ils piétinaient sur place et criaient qu’ils « se laiss’raient pas faire ».


Ce roman est passionnant parce qu’il raconte une traversée du point de vue de l’équipage, et non de celui d’un officier ou d’un quelconque invité. Et parce qu’il donne une vision très concrète (partant : très réaliste) de la vie à bord. Le grand poste d’équipage où s’alignent toutes les couchettes, l’organisation des quarts, les cantines, jusqu’à la fin du voyage où nous voyons enfin comment s’effectuent l’entrée du bateau dans son bassin et le paiement des matelots.

À cet égard, le récit de la tempête est extrêmement impressionnant. J’ai rarement lu quelque chose d’aussi prenant. C’est le récit d’une tempête depuis l’intérieur du poste d’équipage, avec les hommes qui écoutent tous les coups et les grincements du navire.


Aux hommes sauvés par sa clémence, la mer immortelle dans sa justice accorde le privilège sans restriction d’une insécurité désirée. La sagesse sans faille de sa grâce ne leur permet pas de méditer à loisir sur la saveur âcre et complexe de l’existence. 


Gudin, Trait de dévouement du capitaine Desse, envers Le Colombus, 1829 Bordeaux BA


L’autre point fort est la restitution de la petite société humaine que constitue un équipage de navire marchand. Des individus rassemblés là plus ou moins par hasard. Des braves gens, un petit salopard, une figure mythique, des gens qui se laissent aller à l’espoir ou au désespoir, à la colère, à la mesquinerie, au mépris, qui font leur dur boulot pour ne pas gagner grand-chose. Un groupe hétérogène traversé de tensions et de rapports de forces, parfaitement raconté par Conrad.

Jimmy est désigné fréquemment comme étant "le nègre", mot évidemment raciste. Si les stéréotypes racistes habituels ne sont pas mis en œuvre, il apparaît comme celui qui porte le mauvais œil et ne s’insère pas dans la société du bateau. Il est à part.

Il y a aussi une très belle langue poétique. Il y a de temps en temps un « nous » qui perce, rappelant que l’auteur en a été, de ces marins obscurs.


Parfois, pendant une fraction de seconde intolérable, sous l’assaut encore plus féroce d’un rugissement terrible, le navire restait couché sur le flanc, vibrant et immobile dans une inertie plus affolante que le mouvement le plus désordonné. Alors, sur tous ces corps couchés passait une onde, un frisson d’attente. Un marin allongeait une tête anxieuse et le regard fou de deux yeux brillait dans la lumière mouvante. D’autres remuaient un peu les jambes comme s’ils allaient sauter à bas de leur couchette. Mais la plupart, allongés sur le dos, une main agrippée au rebord de la couche, fumaient nerveusement, à bouffées rapides, le regard levé, immobilisés dans une grande aspiration à la paix.


Le Narcisse avança doucement dans son bassin. Les ombres des murs sans âme s’étendirent sur lui, la poussière de la terre s’abattit sur son pont, et une armée d’inconnus grimpant à son bord prit possession de lui au nom de la terre sordide. Il avait cessé de vivre.

 


6 commentaires:

  1. Tu sais quoi? Je n'ai jamais lu Joseph Conrad! Je devrais, je sais.

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    1. Moi j'ai lu le machin des ténèbres, là (oui... hem...) il y a longtemps mais j'ai un peu oublié. Cette lecture m'a donné envie de m'y mettre à nouveau !

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  2. Moi aussi j'ai lu "le machin des ténèbres" mais plus récemment que toi et je me souviens encore de la description du bateau avançant le long de la rivière, avec la végétation intense sur chaque rive... Il faudrait que je lise d'autres Conrad (peut-être pour une troisième vie)

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    1. Dans le fameux 13e mois clandestin... La scène que tu cites m'est également restée en mémoire.

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  3. Shame on me! On m a offert tout Conrad pour mes 50 ans et je ne l ai pas encore ouvert

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    1. Commence par celui-ci, le texte est assez court.

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