La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 15 mars 2022

Tout nom cache une histoire.

 Daša Drndić, Sonnenschein, traduit du croate par Gojko Lukić, parution originale 2007, édité en France par Gallimard.

 

« Un roman documentaire » d’après le sous-titre.

Nous sommes à Gorizia avec une vieille femme, Haya, qui attend. Autour d’elle, des centaines, des milliers de papiers, d’articles, de photos, de tableaux, de listes qui racontent une histoire, la sienne, celle de sa famille, de sa ville, de ses territoires à la fois slovènes et italiens et de la Seconde guerre mondiale.

C’est un roman par fragments. Au début, on s’y perd un peu, parce que l’histoire ne nous est pas racontée d’un trait bien droit. On nous parle aussi de la famille d’à côté. Et puis il y a beaucoup de personnages entre lesquels on s’emmêle un peu. On ne sait pas lesquels sont importants. Peu à peu des noms bien réels font irruption parmi les noms de fiction, un peu comme l’histoire flanque une grande baffe aux petites histoires.


Elle a été et est toujours légère, en quelque sorte, elle se sent affranchie de la lourde charge d’une langue maternelle, d’une histoire nationale, d’un pays natal, d’une patrie, des mythes que bien des gens autour d’elle portent à leur cou comme un sac de pierres brûlantes.


Donc plongeons dans l’histoire de la famille Tedeschi, un nom très allemand pour les Italiens, un nom très juif pour les Allemands. Des juifs convertis au catholicisme qui vivent à Gorizia. Un territoire rattaché à l’Italie après la Première guerre, on fuit les bombardements, on fuit les descentes antisémites, on s’installe en Albanie, territoire conquis par l’Italie de Mussolini, puis on s’enfuit… Haya est jeune et jolie, elle flirte avec un bel officier allemand. Elle est amoureuse, elle ne veut rien voir et elle a un enfant. Et puis il y a l’histoire, la liste de 9 000 juifs italiens déportés qui interrompt brutalement le cours de la narration – elle est là, la baffe – , les portraits des officiers SS nommés dans la région adriatique, les témoignages recueillis après-guerre, les récits insoutenables.

Ensuite on plonge dans un autre volet, celui de la fabrique du nouvel homme aryen, des enfants conçus pour la pureté de la race, volés, adoptés, dotés d’une nouvelle identité, avec la lente, très lente ouverture des archives et la mauvaise volonté évidente de tous les régimes à vouloir s’attaquer au dossier. Il est plus simple d’attendre que les responsables nazis meurent de leur belle mort. Sauf que la culpabilité suinte irrésistiblement de génération en génération. Les enfants et petits-enfants découvrent de vieilles photos oubliées et s’interrogent et cessent de dormir. Avec tout cela, nous sommes dans un roman et à la fin, il y a une promesse d’apaisement et de lumière pour Haya.


Qu’il y ait si peu de hasards et tant de ressentiments refoulés n’est pas fortuit. Les gens se lavent, se soignent comme ils le peuvent, trouvent des fissures dans lesquelles ils se glissent, en silence, sur la pointe des pieds, pour éviter de se rencontrer eux-mêmes. 


Pieter II Brueghel, Le Massacre des innocents (détail) Musées royaux Bruxelles
Il y a le silence, les questions que l’on ne préfère pas poser, pour pouvoir dire ensuite « je ne savais pas », l’aveuglement volontaire, l’enfouissement et puis les affres, ensuite. Les affres ou la dénégation, ne parlons pas de la culpabilité. La guerre ne s’est pas arrêtée en 1945, non plus qu’avec les procès vides, avec les accusés acquittés. Son récit mortifère continue, inexorablement, à ronger les consciences. C’est ce que raconte le livre.

C’est le récit d’une prise de conscience personnelle et peut-être collective, de l’espoir de réunir ou du moins de rapprocher des fils brisés, de comment les événements ont été enfouis et de comment Haya s’efforce de les redécouvrir.


Et Sonnenschein ? Le mot allemand n’est jamais traduit, mais on le croise à plusieurs reprises dans le texte. Enfin, c’est ce que j’ai cru. Le livre mentionne en réalité Sonnenstein, le camp d’extermination nazi, voué à l’assassinat de milliers de personnes handicapées entre 1941 et 1942. Quelques lettres séparent ce lieu horrible de la luminosité du soleil.


Mes souvenirs ne sont pas une illusion. Mes souvenirs ne sont pas du passé. Mes souvenirs sont mon présent.

 

Cet entremêlement entre l'histoire et la fiction est remarquable. La fiction constitue comme un fil, un fil ténu porteur d'espoir, qui nous permet de prendre connaissance de l'insoutenable réalité.



Encore une lecture commune avec Ingannmic. L’avis de Passage à l’Est et celui de Dominique.

Une autriceNouvelle participation au mois de l'Europe de l'Est sur les blogs, organisé par Et si on bouquinait.

Pour ce mois, j'ai également lu :

Bohumil Hrabal, Moi qui ai servi le roi d’Angleterre (République tchèque)

Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux (Russie)

Théodora Dimova, Les Dévastés (Bulgarie)



10 commentaires:

  1. Je me demande comment on prononce le nom de l'auteur... ^_^

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    1. Ça va, cette question ci est très inoffensive.

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  2. Je l'avais noté celui-ci ( impossible de me souvenir si c'est chez Passage à l'Est ou Dominique, elles sont toutes les deux mes fournisseurs officiels :-)).Ta lecture et ta dernière phrase confortent le choix.

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    1. D'abord vu chez Dominique je crois pour ma part !
      j'espère qu'il te plaira.

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  3. Ca y est, je prends enfin le temps de lire attentivement ton billet (beaucoup de boulot cette semaine...), et j'y retrouve toute les étapes de ma lecture : le début un peu laborieux, la découverte progressive de la richesse du récit, et l'admiration pour la maîtrise dont fait preuve l'auteure.
    Un grand livre, oui, tout à fait d'accord !

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    1. C'est vrai qu'au moment de rédiger le billet on se demande bien comment on va faire (d'où : je raconte ma lecture) devant une telle réalisation, aussi magistrale.

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  4. Ingannmic et toi nous donnez une grande envie de découvrir ce livre. Un grand merci pour cette nouvelle contribution qui nous emmène à nouveau dans un pays différent

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  5. Oui, comme tu dis la baffe ! j'ai tellement lu de livres sur cette période et pourtant, chaque fois, on s'en prend plein la figure ! Impossible d'y échapper !

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    1. Oui, c'est tellement difficile de réaliser, cela dépasse notre entendement et ces vérités nous assomment.

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