Théodora Dimova, Les Dévastés, parution originale 2019, traduit du bulgare par Marie Vrinat, édité en France par les éditions des Syrtes.
Dans le premier chapitre, en 1945, à Sofia, une nuit, une femme tourne en rond dans son appartement. Elle attend des nouvelles. On est en train de fusiller son mari. Elle se souvient des années précédentes, l’existence dorée de ce couple d’intellectuels, l’appartement en ville, la maison à la campagne, la guerre était loin. Les rumeurs étaient inquiétantes, mais ils ne se sont pas enfuis. À l’arrivée du pouvoir soviétique, les purges commencent.
Le lendemain, la femme ira, avec des centaines d’autres, déposer une bougie auprès d’une immense fosse commune.
Le deuxième chapitre est très proche. C’est une autre femme qui raconte une histoire similaire. On comprend qu’après les assassinats des hommes, les familles sont déportées dans les campagnes.
La troisième histoire, encore celle d’une femme, laisse plus de place aux bourreaux et aux petits arrangements de cette grande épuration.
Durant les jours qui suivaient, les animaux sauvages les déterraient et commençaient à transporter des membres ou des os dans les parages, si bien qu’il n’était pas difficile, pour les habitants du village voisin, de deviner aussi bien l’endroit que le moment où on l’avait fait, et que des bruits couraient, parmi eux, ce qui, à eux, miliciens, donnait du travail supplémentaire car ces bruits devaient être éradiqués une fois pour toutes, et ainsi, au lieu de diminuer, le travail enflait sans cesse, se disait pour la énième fois Anguel, or il n’y avait pas assez de main-d’œuvre, ni de camionnettes, ni de cartouches, quant aux pelles et aux piquets, on n’en avait pas en abondance non plus.
La description de ces meurtres froids et calculés se mêle aux souvenirs du monde d’avant, dans un étrange contraste de tonalité. Cela donne au roman sa couleur particulière, entre la saveur des roses du passé et le rouge sanglant du présent. Ce passé et ces victimes sont d’ailleurs de moins en moins idéalisés au fur et à mesure de l’avancée du roman : désintérêt et mépris pour les pauvres, sexisme, paternalisme… De même, les survivants ne font pas tous face à l’épreuve avec la même dignité. La même femme peut faire preuve de futilité, puis d’un grand sacrifice de soi tout en sombrant lamentablement. Tout cela est très humain.
Il va revenir, kakoraïno, il va revenir, répétait Koula d’un ton incantatoire durant la nuit où il avait été emmené. C’était à la mi-octobre, le plus beau mois, empli de lumières et de couleurs, et de bleu. C’était l’été indien, d’un jaune éclatant, saturé des couleurs enivrantes de l’automne, de l’odeur de marrons grillés. Il y avait quelque chose d’irréel entre la lumière lente et lourde d’octobre et les bruits de personnes disparues qui planaient sur la ville. Des bruits qui figeaient la lumière et la couleur éclatante du ciel et les rendaient glaçantes.
La quatrième et dernière partie est consacrée aux générations d’après, aux enfants et petits-enfants, au silence qui a tout englouti et à la transmission du trauma, ou plus exactement à l’absence de transmission. La mémoire s’est arrêtée et un gouffre béant habite désormais les familles bulgares.
L’ensemble constitue un court roman, au ton un peu étrange, très sombre et étouffant. La grande histoire est curieusement très discrète dans ce texte qui à la fois se concentre sur des drames individuels et fait le récit d’une immense tragédie collective.
Biegas, Sanctuaire enchanté, 1902, Lyon |
Je me suis interrogée sur le titre, car j’aurais bien vu Dévastées plutôt que Dévastés. Mon exploration des dictionnaires en ligne et de Wikipedia m’amène à conclure que le titre original est au pluriel, sans marque du genre. La traduction française est donc conforme, j'ai rien à dire !
Ayant branché mon cerveau, je corrige : la traduction française choisit le masculin pluriel en supposant que cela fait universel. Je suis dubitative.
Merci à Babelio et aux éditions des Syrtes pour la lecture. Une autrice.
L'avis de Passage à l’Est. Cette lecture constitue d'ailleurs ma première participation au mois consacré à l'Europe de l'Est, par Et si on bouquinait, un mois qui a des accents très chagrins et dramatiques cette année.
un livre que j'ai prévu de lire grâce à Passage à l'Est, j'ai aimé tes extraits cela va renforcer mon envie
RépondreSupprimerIl y aura sans doute d’autres billets pour te donner encore plus envie.
SupprimerC'est vrai que l'activité entre cette année en collision avec un contexte particulier...
RépondreSupprimerJ'ai lu "Mères" de cette autrice, et j'ai beaucoup aimé, je lui ai trouvé un ton très original, et une écriture intense.
Ah mais alors faut que je me renseigne sur ce titre. Je découvre totalement l'autrice.
SupprimerEt en plus, il est disponible en format poche !
SupprimerUn grand merci pour ta participation. Il est vrai que ce mois thématique se déroule dans un contexte très particulier cette année, et la priorité n'est pas forcément à la lecture.
RépondreSupprimerJe suis en train de lire ce titre (je viens de finir la seconde partie) et je dois dire qu'il me plait beaucoup pour l'instant (même s'il est empreint d'une grande tristesse).
Oui il est triste et pesant. Et peu d'espoir à la fin malheureusement.
SupprimerC'est vrai qu'avoir la tête à la lecture en ce moment, c'est compliqué.
Je m'étais fait le même commentaire concernant le titre, mais je suppose que l'idée d'universalité a primé sur celle de mettre en avant (jusqu'au bout, en quelque sorte) ces expériences de femmes.
RépondreSupprimerOui et je suis assez critique. Ça ne correspond pas au roman, à mon sens.
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