La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 8 décembre 2022

La mort était venue le prendre comme il l’avait mérité, en plein travail.


 Joseph Czapski, Proust contre la déchéance. Conférences au camp de Griazowietz, 1940.

Conférences prononcées en 1940-1941. Des notes en français et en polonais. Texte dactylographié en français en 1943-1944. Traduction polonaise parue en 1948 dans une revue.

 

Relecture d’un grand petit texte.

En 1940, des officiers polonais sont prisonniers dans des camps soviétiques. Pour s’occuper et conserver une dignité intellectuelle, chacun prononce des conférences à tour de rôle. Czapski choisit Proust.

Ce n’est pas un texte pédagogique. Pas ici de résumé ou de présentation de La Recherche ou de Proust. Mais une longue réflexion à la fois sur l’œuvre, à la fois sur l’auteur. Czapski met en avant tout ce qui l’a frappé dans sa lecture : le travail de désagrégation du temps, la peinture sociale, le snobisme, la description de la jalousie. Il ne s’agit pas d’être exhaustif, à peine de donner envie de lire.


Les phrases immenses de Proust, avec ces « à-côtés » infinis, les associations diverses, lointaines et inattendues, la manière étrange de traiter les thèmes enchevêtrés et comme non hiérarchisés. J’arrivais à peine à pressentir la valeur de ce style, son extrême précision et richesse.


Czapski s’attarde longuement sur la spécificité de la situation d’écriture de Proust, auteur cloîtré dans sa chambre de liège, fuyant le bruit et les gens, faisant des apparitions en pleine nuit au Ritz pour observer la société et s’en imprégner, pour mieux la retranscrire ensuite, effectuant un travail d’une sensibilité extraordinaire de notation mentale. Proust est alors un homme malade, mais à l’esprit en pleine ébullition. Nul doute que Czapski ne soit fasciné par cette clôture volontaire, lui qui se trouve dans une prison autrement plus dure, et par cette puissance de l’esprit sur le corps, lui qui participe justement à cet effort des soldats pour conserver leur dignité. Et puis Proust parle d’un monde que l’on devine disparu, ou du moins si éloigné de la réalité qu’il semble se situer sur la planète Mars, un monde comme une échappatoire à la prison.

On ne peut qu’être impressionné par la qualité de ce travail : Czapski a lu La Recherche en français, puis en polonais, plusieurs années avant la guerre, mais ses souvenirs sont intacts et le texte est écrit en français. Je suis aussi impressionnée par la finesse de ses références sur le milieu culturel dans lequel évoluait Proust. Est-ce parce qu’il en est éloigné seulement de 20 ans ? Il maîtrise tout cela si bien !

C’est aussi un hommage à la littérature, qui ne nous sauve pas, certes, mais sans qui nous serions certainement perdus.

 

La joie de pouvoir participer à un effort intellectuel qui nous donnait une preuve que nous sommes encore capables de penser et de réagir à des choses de l’esprit n’ayant rien de commun avec notre réalité d’alors, nous colorait en rose ces heures passées dans la grande salle à manger de l’ex-couvent, cette étrange école buissonnière où nous revivions un monde qui nous semblait alors perdu pour nous pour toujours.

  

Dans la bibliographie de Czapski, je relève deux titres qui m’intéresseraient : Souvenirs de Starobielsk et Terre inhumaine.

 

C'est une relecture. Mon premier billet est ici. L’avis de Keisha.

Copie des notes de Czapski. Je relève en gros au centre "pas ennuyeux".
 


Thierry Laget, Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire, 2019, Gallimard.

 

Ce petit livre retrace tous les événements ayant conduit à la remise du prix Goncourt à Proust en 1919 pour À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, ainsi que la répercussion de cette consécration. Rappelons que le grand favori est alors Dorgelès pour Les Croix de bois. Laget nous plonge dans toute la vie littéraire du temps (journaux, revues, académies et prix divers – le Femina existe déjà sous un autre nom, écrivains et plumitifs, etc.), sachant que l’on a oublié le nom de la plupart de ces gens. C’est plutôt intéressant quand on aime les embrochades littéraires. C’est toute une époque qui est ressuscitée ainsi.

 

Dans cette querelle, l’âge réel, supposé ou exagéré du romancier des Jeunes Filles ne compte pas : « jeunesse », à cette époque, cela signifie « combattant » ; « âgé » est un synonyme d’« embusqué ». Et, par métonymie, on passe de l’âge supposé de l’auteur à celui du monde qu’il dépeint. « Ces livres énormes ont pour sujet un fort joli monde, écrit Pierre Valmont dans La Dépêche de Brest, non pas celui qui a été conduit au dépôt, mais celui qui a conduit la France au désastre de 1870. On comprend l’enthousiasme de M. Léon Daudet. »

 

Merci Estelle pour la lecture (mais non, je n’ai pas mis 3 ans pour lire ton cadeau, hum).

"Prix Goncourt. 4 voix sur 10."
(nous savons compter)



10 commentaires:

keisha a dit…

Bon, le premier est encore sur mes étagères, dans le 'rayon Proust', attendant une relecture possible.

Dominique a dit…

un livre qui comme toi m'a profondément marqué et que j'ai lu à plusieurs reprises la place de la littérature y est tellement prégnante j'ai un livre consacré à la poésie dans les camps, camps de toutes sortes hélas on y retrouve un peu du souffle qui a place ici

nathalie a dit…

Sors-le, il est tout petit et c'est un plaisir !

nathalie a dit…

Oui, ces livres sont très impressionnants et bouleversants.

Passage à l'Est! a dit…

"la remise du prix Goncourt à Proust en 2019"? Et moi qui croyais avoir raté un grand classique centenaire!
Pour Czapski, je me demande si ce camp a été le cas le plus extrême où Proust a été étudié ou lu. Je me demande aussi ce que Proust en aurait pensé, s'il l'avait su.
Un jour, je me ferai une année Proust et je lirai aussi ton 2e livre. Une embrochade littéraire, voilà qui me plait bien.

nathalie a dit…

Si tu lis mes billets jusqu'au bout ici... Merci, erreur corrigée !
Proust devait être lu par les gens familiers de la culture française, ici ce sont des officiers polonais. Pour le reste je n'en sais pas plus.

Sandrine a dit…

Lu le Czapski, très fort souvenir. J'ai très envie de lire le Laget, j'aime beaucoup ce genre de livres, les empoignades littéraires homériques, la mauvaise foi des uns et des autres et je connais un peu la période donc ça me plaira à coup sûr.

nathalie a dit…

Je pense qu'il t'intéressera. Il est bien si on s'intéresse au champ littéraire, au positionnement de chacun, aux rapports de force entre les acteurs, tout ça.

Marilyne a dit…

J'ai adoré le second, le premier est l'une de mes prochaines lectures. Les grands esprits ;-)

nathalie a dit…

Là j'ai fait une semaine proustienne complète avec diverses lectures !