La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 13 décembre 2022

Les gens allaient seuls, on ne marchait plus côte à côte.



Orhan Pamuk, Les Nuits de la peste, parution originale 2021, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, édité en France par Gallimard, rentrée littéraire 2022.

 

À Mingher, en 1901, petite île ottomane de la Méditerranée, la peste se déclenche. Ce sont des rumeurs et puis elle est là. Le sultan Abdülhamid détache son super médecin spécialiste des épidémies, mais il est presque aussitôt assassiné ! Débarquent alors le docteur Nuri, habitué à lutter contre la peste et le choléra, et son épouse, la princesse Pakizê, et le major Kâmil natif de l’île. Et commencent alors les longues journées des mesures sanitaires et des tractations politico-pragmatiques. C’est que l’île n’est pas unie : musulmans pauvres, animés par des confréries plus ou moins fanatiques, fonctionnaires de l’empire, réfugiés musulmans de Crète, grecs orthodoxes, et puis quelques français et anglais. C’est au temps où l’empire ottoman tombe lentement en lambeaux, où les puissances européennes soutiennent les nationalités diverses, mais à leur profit. C’est le temps des bandits et des espions, des grands bateaux de commerce, des beaux hôtels et des petits métiers.


Ici nous entrons dans le domaine de la passion nationaliste, où l’histoire ne se distingue plus de la littérature, la réalité de la légende, la couleur du mythe.

(tu parles)


Le roman est prétendument écrit par une historienne minghérienne (qui explique son rôle dans un épilogue sans aucun intérêt qui vous économisera quelques pages de lecture). Beaucoup plus intéressant, sa narration s’appuie sur des documents d’archives, des livres d’histoires, des manuels scolaires, des peintures célèbres et une abondante iconographie. Est-il utile de rappeler que l’île de Mingher est imaginaire ? Et que ce procédé qui apporte un effet de réel et qui donne une profondeur bienvenue, suggérant que l’histoire se prolonge en dehors du roman, est très habile et jouissif ?


Le vent arrachait aux maisons vides de longs gémissements.       


C’est une peinture réussie de l’empire ottoman vieillissant, qui tente tout à la fois d’importer la modernité occidentale, de contenir les puissances européennes, de soutenir les musulmans, tout en s’appuyant sur les élites chrétiennes de diverses langues, mais aussi en maintenant la logique impériale despotique et en luttant vaille que vaille contre les diverses poussées nationalistes (autant dire que ça ne marche pas). Pamuk représente à merveille l’entrecroisement entre ces intérêts inconciliables et contradictoires, c’est tout un climat politique qu’il ressuscite pour nous.

Suréda, Derviches turcs tournant, 1926, Autun musée Rolin
La description des mesures sanitaires (désinfection, quarantaine, interdiction de circuler dans les rues, morts enterrés à la hâte) rappellera des souvenirs à certains, ainsi que la mauvaise application de ces mesures, les croyances et les avis débiles, les consignes contradictoires des autorités, le rôle privilégié des lieux de culte, la ruée sur les vivres, les préjugés contre les uns et les autres, la peur viscérale de la mort, les rues désertes, la solitude collective…


À l’image de beaucoup d’institutions fondées au cours du dernier siècle avec d’excellentes intentions et suivant les idées européennes dans le but de résoudre un problème spécifique à l’Empire ottoman, et qui assez vite ne résolurent rien du tout, le Haut Conseil de santé était devenu lui-même une partie du problème.


Je note le goût d’Abdülhamid pour les romans policiers anglais et français et sa crainte des poisons. 

Ce gros roman (680 pages quand même) manque un peu de rythme, mais vaut surtout par un ton d’une ironie, légère, mais bien réelle. Tout le monde est égratigné, que ce soit l’empire ottoman finissant, son sultan paranoïaque, le gouverneur, les chefs de la religion musulmane, les journalistes, etc. etc. Je dirais que Pamuk s’est bien amusé en l’écrivant, en inventant une complète reconstitution historique, tout à fait virtuose.

 

L’effroi des nuits de la peste ne provenait pas seulement des maux de tête, des éruptions de bubons et de la peur de mourir, mais aussi de ce mélange insoluble de chagrin et de désordre qui tourmentait les habitants et ruinait leur sommeil.

 

C’était ce retour progressif des bruits de la ville, bruits familiers qu’ils n’avaient pas oubliés, mais que beaucoup avaient perdu l’espoir d’entendre un jour à nouveau, qui donna aux habitants l’impression la plus nette d’un retour à la vie d’avant. Le plus grand plaisir, c’était de réentendre le hennissement des chevaux, les roues des voitures, le tintement des fers à cheval, le grelot des clochettes.

 

J’avais essayé de lire La Femme aux cheveux roux qui m’était tombé des mains, je suis donc bien contente de cette lecture. Merci beaucoup Odile pour le prêt et les explications !

L’avis de Miriam.

 


 

 

6 commentaires:

keisha a dit…

Sans urgence. J'en ai lu d'autres de l'auteur, bien mais sans enthousiasme.

Dominique a dit…

chez un auteur on peut beaucoup aimer un opus et délaissé le suivant
j'ai noté cette édition mais je n'ai pas encore retrouver l'envie de lire sur les épidémies

nathalie a dit…

Certains de ses titres ont l'air bien meilleurs que d'autres. J'en ai noté, en espérant qu'ils me plairont.

nathalie a dit…

Ah c'est un peu pesant, je comprends. C'est vrai que notre rapport au sujet a un peu changé. On sait que certains trucs ne sont pas invraisemblables, malheureusement.

miriam a dit…

J ai beaucoup aimé ce livre mais je ne suis pas objective. Les îles de la mer Egee me transportent

nathalie a dit…

Il m'a été prêté par une amie qui a vécu en Turquie et elle a la même objectivité. Elle le trouve brillant.