La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 17 janvier 2023

À Argelouse… jusqu’à la mort.

 François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927.

 

Au début du roman, l’héroïne sort du bureau du juge, une nuit, dans une petite ville de province. On comprend qu’elle a tenté d’empoisonner son mari, mais qu’elle a été disculpée grâce aux efforts de la famille et au mensonge du mari. Maintenant, il faut tout étouffer, l’affaire et la femme.


J’agirai, j’y mettrai le prix ; mais, pour la famille, il faut recouvrir tout ça… il faut recouvrir.


La majeure partie de ce court roman (150 pages) consiste en un retour en arrière et une introspection de Thérèse. Est-ce qu’à la fin on comprend mieux son acte ? Femme enfermée dans le monde du mariage, du quotidien, du devoir, de la famille, qui n’entrevoit qu’une seule issue, dans laquelle elle se jette, sans réfléchir. L’habilité de Mauriac est précisément de ne pas nous donner une clé de lecture facile. Elle rêve de sensualité et est jalouse de celle des autres, mais elle rejette toute passion et tout désir, ce qui n’empêche pas le lecteur de se questionner. Elle voudrait être libre, mais n’envisage ni voyage ni évasion, même poétique. Elle est froide, elle a de l’esprit. La fin du roman est très ouverte. S’ouvre-t-elle à un destin un peu décadent ou simplement à une vie très convenue, mais libérée du poids des autres ? On ne saura pas. Malgré tout, difficile de ne pas reconnaître en Thérèse toutes celles qui n’ont pas su se couler dans le monde ou qui ont été effacées des mémoires familiales, se débattant sous le poids oppressant des convenances parce que l’on est dans un monde où l’on mate les femmes comme les chiens de chasse.


Ce monde inconnu de sensations où un homme la forçait de pénétrer, son imagination l’aidait à concevoir qu’il y aurait eu là, pour elle aussi peut-être, un bonheur possible – mais quel bonheur ? Comme devant un paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu’il eût été dans le soleil, ainsi Thérèse découvrait la volupté.


L’essentiel de l’action se passe dans cette région de pins et de marais. Régulièrement, les évocations de la nature viennent apporter un souffle bienvenu dans cette atmosphère enfumée et renfermée.

Mauriac se confronte ici bien évidemment avec les grandes héroïnes littéraires. On pense inévitablement à Emma Bovary, même si Thérèse et Bernard sont bien plus intelligents, sans être plus sympathiques, que Charles et Emma. Mais Mauriac prend soin de préciser : « Peut-être mourrait elle de honte, d’angoisse, de remords, de fatigue – mais elle ne mourrait pas d’ennui. » C’est dit. Et pourtant l’arsenic.

C’est que Thérèse veut sortir du destin d’Emma et de Jeanne (Une vie), même si tout ce qu’elle veut est vague et inconsistant. Elle m’apparaît froide, sans révolte, sans désir, sans fantaisie.

 

Despujols, L'Agriculture, 1925, Bordeaux musée Aquitaine.
On n'associe pas forcément Mauriac l'art déco. Et pourtant.

Les gens qui ne connaissent pas cette lande perdue ne savent pas ce qu’est le silence : il cerne la maison, comme solidifié dans cette masse épaisse de forêt où rien ne vit, hors parfois une chouette ululante (nous croyons entendre, dans la nuit, le sanglot que nous retenions).

 

Thérèse aimait ce dépouillement que l’hiver finissant impose à une terre déjà si nue ; pourtant la bure tenace des feuilles mortes demeurait attachée aux chênes. Elle découvrait que le silence d’Argelouse n’existe pas. Par les temps les plus calmes, la forêt se plaint comme on pleure sur soi-même, se berce, s’endort et les nuits ne sont qu’un indéfini chuchotement. Il y aurait des aubes de sa future vie, de cette inimaginable vie, des aubes si désertes qu’elle regretterait peut-être l’heure du réveil à Argelouse, l’unique clameur des coqs sans nombre.

 

Une lecture commune avec plein de gens intelligents, puisque Passage à l'Est, Ingannmic, Lire & Merveilles, Le Bouquineur et Keisha ont lu Le Noeud de vipères.

C’est la troisième fois que je lis Thérèse Desqueyroux (et peut-être la dernière), tout cela parce que je n’ai pas réussi à mettre la main sur mon Noeud de vipères. Je suis frappée par l’intensité de la langue d’un roman aussi court. Il y a donc un premier billet.



14 commentaires:

  1. Fichtre quel roman! Bien sûr je l'avais déjà lu, avec d'autres. La bourgeoisie étouffante du coin et de l'époque, la région, c'est mauriacien, quoi. Bonne idée cette LC, alors je songe à caser un Marcel Aymé en plus...

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    1. C'est un classique Mauriac, ses livres font toujours mouche !

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  2. Un très fort roman, c'est vrai. On devrait lire Mauriac plus souvent.

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    1. Quand j'aurai relu Le Noeud, j'essaierai de me tourner vers ses autres romans.

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  3. Décidément, il faut que je relise Thérèse Desqueyroux ! J'en garde un souvenir fort, de malaise, et puis l'écriture mais pas suffisant. Je l'ai lu il y a tellement longtemps. Je serai maintenant bien plus sensible aux questions, aux descriptions. ( j'ajoute le lien ).

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    1. Oui le malaise. Je ne l'ai pas dit, mais cette histoire est très étouffante, elle aussi. Ce huit-clos dans les pensées de Thérèse et ce monde étriqué...

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  4. En 1935, Mauriac a donné une suite à son roman, se déroulant 15 ans plus tard, La fin de la nuit. Thérèse y a mûri, et arrive à "manipuler" les autres (en anticipant leurs réactions), ce qui l'amène au seuil de la paranoïa...
    Tout à fait d'accord avec vous sur l'aspect introspectif du personnage (trait commun à beaucoup de personnages mauriacien sauf erreur de ma part).
    En 2023, Thérèse n'apparaît en tout cas pas comme un "personnage féministe", me semble-t-il.
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. J'ai vu cette histoire de suite qui n'en serait pas une, mais qui en est une, sur Wikipedia oui.
      Elle veut être libre, de fumer et de faire preuve d'esprit, toutes choses interdites aux femmes - mêmes aux femmes réactionnaires.

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  5. Il y a bien longtemps, je lisais Mauriac.Il serait peut être temps de le redécouvrir?

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    1. Ben oui ! C'est quoi ce point d'interrogation ?

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  6. A relire pour moi également, de même que la "suite" dont je n'ai gardé aucun souvenir. Mince! En regardant ma liste de titres lus ces douze dernières années, je m'aperçois à l'instant que non seulement j'ai lu Th. Desqueyroux/Th chez le docteur/Th. à l'hôtel et La fin de la nuit en avril 2011 mais qu'en plus j'ai lu Le noeud de vipères en novembre 2012 et que ça ne m'a laissé strictement aucun souvenir.
    Il est beau, ce bronze que tu as dans ton premier billet.

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    1. Une œuvre de Zadkine, un excellent sculpteur !

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  7. C'est sans doute mon titre préféré de cet auteur. Quel personnage !

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