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samedi 4 février 2023

MNR – à qui sont ces tableaux ?

 

Semaine consacrée à l’Holocauste sur les blogs. Alors aujourd’hui je parle des tableaux MNR.

 

Il est bien connu que la Seconde guerre mondiale a donné lieu à une vaste opération de pillage.  De façon générale, les juifs ont dû quitter leur travail et ils se sont vu confisquer leur commerce, entreprise, matériel. La spoliation a d’abord porté sur les instruments de travail et d’existence quotidienne.

Mais un volet non négligeable a également porté sur les œuvres d’art. Les nazis ont pillé les musées des pays occupés et les collections privées des pays occupés pour leurs propres musées ou pour leurs demeures personnelles ou pour les revendre et s’enrichir. Les galeristes juives ont dû fermer leurs galeries. D’autres galeries et les maisons de ventes aux enchères ont réalisé de fructueuses affaires. Les collectionneurs privés juifs ont été contraints de se défaire de leurs biens dans des conditions défavorables. Un certain nombre de personnes et d’institutions ont profité de la situation pour acquérir ces œuvres. Le sujet est à présent bien connu grâce des livres, des expositions ou des films (de Monsieur Klein à Monuments men).

Les cas de figure sont nombreux et mon propos reste tracé à grands traits.


Il y a par exemple le cas de toutes ces œuvres que les musées ont achetées pendant la guerre, sous l’apparence de la légalité, mais que recouvrent ces « achats » ? Récemment, le Louvre s’est engagé à passer en revue les conditions d’acquisition des œuvres arrivées entre 1939 et 1945.

Et puis après la guerre des milliers œuvres ont été retrouvées dans les demeures et les dépôts nazis sur tout le territoire du Reich. 60 000 d’entre elles ont été supposées venir de France et 45 000 d’entre elles ont été immédiatement rendues à leur propriétaire, entre 1945 et 1950. 13 000 ont été vendues par l’État vers 1950. 2200 ont été attribuées provisoirement aux musées nationaux en attendant d’être rendues à leur propriétaire véritable. Ce sont les œuvres MNR (sachant que toutes les œuvres MNR n’ont pas fait l’objet d’une spoliation), dont la grande majorité se trouve au Louvre, mais plusieurs sont aussi dans nos musées des beaux-arts.

Et puis il ne s’est plus rien passé.

Il a fallu attendre plusieurs dizaines d’années pour que les choses bougent et que les œuvres soient restituées, non pas aux survivants, mais aux familles de survivants.

Entre 1950 et 2022, 164 biens MNR ont été restitués (et 14 autres œuvres non MNR ont également fait l’objet de restitution), mais seulement 5 entre 1955 et 1993 et 66 depuis 2013. L’accélération du mouvement montre bien qu’il s’agit d’une question de prise de conscience et de volonté (on ne fera pas croire qu’il est plus facile de trouver les informations dans les années 2000 que dans les années 50).


Rappel à ceux qui se lamentent « parce que c’est trop dommage, ces œuvres méritent d’être vues par le grand public au lieu d’être enfermées dans un coffre » qu’il s’agit là de témoignages d’un crime contre l’humanité. On ne peut pas faire comme si les œuvres appartenaient à l'État. Ce n’est pas le cas. Le prétendre constitue une forme de négationnisme.

Par exemple, au musée Calvet d’Avignon, la splendide salle des merveilleuses peintures du XVIIIe siècle présente plusieurs peintures de Pannini et d’Hubert Robert et une de Joseph Vernet qui sont classées MNR. Cette salle ne devrait pas être aussi belle.


Hubert Robert, Ruines d'un temple, Avignon, Musée Calvet, MNR 112. 

Joseph Vernet, Départ du port à la fraîcheur du matin, Avignon Musée Calvet, MNR 101. "Le tableau est présenté à la vente "Catalogue de tableaux anciens", à Paris, à l'hôtel Drouot, le 9 juin 1943. Il est ensuite acheté chez Gustav Rochlitz, à Paris, en juin 1943 à 680 000 F (probablement exportation numéro 94084 du 24 septembre 1944 par Théo Hermsen) pour le Wallraf-Richartz-Museum de Cologne."


Giovanni Panini, L'Aumône à Bélisaire dans les ruines, Avignon, musée Calvet, MNR 304. "Le tableau est acheté en 1943 à la galerie Kleinberger (A. Loebl), à Paris, pour 120 000 francs par Maria Dietrich qui le revend au musée de Linz."

Alors, aujourd’hui, dans les visites des musées, on traque les cartels marqués « MNR ». MNR = Musées Nationaux Récupération.


Maître de l'Adoration des mages Van Groote, Déploration du Christ, 16e siècle, Lille BA, MNR 392.
Avec une photo du cartel pédagogique du musée de Lille (et c'est pas le cas de tous les musées, loin de là).

Anonyme italien du 15e siècle, détail d'un panneau de cassone (c'est-à-dire d'un coffre), Histoire de Camille (scène de tournoi), Tours BA, MNR 240. "Le panneau est acheté le 3 mai 1941 à Paris 30 000 RM par Walter Bornheim, de Munich, pour Goering."

Le musée de Tours conserve plusieurs panneaux de coffres italiens issus de spoliation, dont on peut supposer que certains sont des coffres de mariage. Plutôt sinistre.
Giovanni Battista Cima da Conegliano, Artemisie buvant les cendres de Mausole, panneau de cassone, 15e siècle, école vénitienne, Tours BA, MNR 260.
Et si cette histoire de cendres vous intrigue, c'est ici.

                                            
Salvator Francesco Fontebasso, La Leçon de géométrie, 18e siècle, Tours BA, MNR 289.


Giandomenico Tiepolo, Le Christ et la femme adultère,  18e siècle, Marseille BA, MNR 84. "Il appartient à monsieur Destrem en 1941 et est acheté le 20 mai 1941 chez Paul Cailleux par Maria Dietrich ; cette dernière le revend 18 000 RM en juin 1941 au musée de Linz."

Qu'ont bien pu voir ces spectateurs attentifs de l'arrière-plan ?

Claude Monet, Route, Effet de neige, soleil couchant, 1869, Rouen BA, MNR 1002. "Ce tableau fait partie d'un lot d’œuvres confiées par un officier allemand en poste à Paris à un soldat de la Wehrmacht, à la fin de la guerre, avec pour mission de les emporter en Allemagne où l'officier devait les récupérer après la guerre. Celui-ci ne s'étant jamais manifesté, l'ancien soldat décida de les remettre, sous le secret de la confession, à Mgr Heinrich Solbach, de l'archevêché de Magdebourg. Pour que ces œuvres soient restituées à leurs véritables propriétaires, le prélat les remit au représentant des musées de l'État de Berlin en 1972. Le tableau est restitué par la République Fédérale d'Allemagne en 1994. "

Ubaldo Gandolfi, Étude de tête de femme, 18e siècle, Lyon BA, MNR 632. "Le tableau a sans doute fait partie de la collection Wüster, à Paris ; il est acquis 10 000 RM dans une collection particulière française par Hildebrand Gurlitt le 31 janvier 1944 ; il est exporté par Théo Hermsen (valeur déclarée 200 000 F en février 1944) ; il est destiné au musée de Linz."
Pour moi, c'est le plus tableau du musée de Lyon. Le coin de l'oeil de cette jeune femme est admirable et la couleur du tableau est exquise. Mais quelles horreurs a donc pu voir ce tableau ?

Les notices de tous ces tableaux (dont je donne des extraits) se trouvent dans la base Rose Valland – Musées nationaux Récupération, qui a été créée en 1997 et qui est librement accessible ici.

Pour savoir qui est Rose Valland, c'est ici.

Vous avez peut-être entendu parler de la mission Mattéoli, qui a permis de relancer cette recherche. Plusieurs notices de la base de données ont été renseignées dans le cadre de cette mission.


Photos personnelles, ou provenant de la base Rose Valland, ou de Wikipedia.


C'est ma troisième et dernière contribution à la semaine commémorant l'Holocauste sur les blogs. Merci à Passage à l'Est et à Et si on bouquinait un peu pour cette initiative, qui nous empêche de nous reposer sur un "on connaît déjà tout ça". On ne connaît pas tout. Et il faut se souvenir.



11 commentaires:

  1. Non, on ne connait pas tout! Fichtre, à l'heure d'internet et tout ça, on devrait avancer plus vite! L'origine de ces tableaux devrait faire que les musées s'en 'débarrassent'. Allez, le musée de T! ^_^

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    1. J'ai le sentiment que c'est connu sans être connu, notamment parce que ce sont beaucoup d'histoires individuelles, chacune un peu spécifique.
      Un grand pas en avant a été permis grâce à la volonté politique et sur le plan technique à la mise en ligne d'archives et d'inventaires.

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  2. C'est vrai que tant qu'il n'y avait pas la volonté de les restituer , cela ne pouvait pas avancer. Je vois par exemple pour le musée Calvet des oeuvres quej' mais je ne connaissais pas leur histoire.

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  3. Pour le musée Calvet, qu'est-ce qui empêche la restitution ?

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    1. Je ne sais pas. Il faut reconstituer l’histoire des œuvres, qui les a achetées à qui, retrouver des descendants, un travail exigeant et minutieux.
      Je reproche au musée Calvet la discrétion de ses cartels.
      Heureusement la base de données donnent plus d’informations.

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  4. Merci beaucoup pour ce billet-"truc spécial" qui soulève des questions vraiment très intéressantes. Tu parles du cas de la France, et c'est passionnant; les mêmes questions pourraient être posées dans pas mal d'autres pays et je pense ici à la Hongrie par exemple, où beaucoup de collections ont de toute manière été nationalisées après la guerre. Je me pose toujours la question quand je vois une oeuvre signalée comme étant entrée dans la collection de tel ou tel musée dans la deuxième moitié des années 1950. Et que dire des oeuvres emportées dans les valises des troupes soviétiques?
    Un autre cas de figure: les ayant-droit qui entament un procès contre un musée pour une oeuvre achetée pour une fraction de ce qu'elle aurait dû valoir si le propriétaire n'avait pas été forcé de vendre dans l'urgence. J'ai lu à propos d'un tel procès récemment, mais je ne me souviens plus où.
    Bref, merci à nouveau d'enrichir notre semaine de lectures avec tes connaissances en histoire de l'art.

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    1. Les occupants ont pillé les musées et collections privées des pays occupés ("de tous temps" d'ailleurs, cela s'est toujours fait et cela se fait toujours), mais en général on considère que la France est le pays le plus concerné par les spoliations privées puisque le pays et Paris concentraient les plus grands galeristes, les artistes, les collectionneurs les plus réputés d'alors. Les maisons de vente aux enchères parisiennes ont fait des affaires en or à cette époque, tout comme certains collectionneurs américains ou d'autres pays, qui en ont profité pour acheter à bas prix des chefs d'oeuvres.

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  5. Tu m'apprends quelque chose, non pas que les Allemands ont spolié, ni que les musées profitent honteusement de cet état de fait, mais je ne connaissais pas la catégorisation MNR. Merci pour cette mise en lumière !

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    1. Je précise que les tableaux dits MNR ne sont pas ceux qui ont été achetés par les musées pendant la guerre, mais ceux qui ont été retrouvés par les Alliés en Allemagne et les territoires du Reich et qui ont été attribués provisoirement à la France.
      Et oui il faut traquer les trois petites lettres sur les cartels des musées (ne pas visiter les musées avec moi, je peux être fatigante).

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  6. Tout simplement passionnant, après avoir vu le film : la Femme au tableau je m'étais intéressée au sujet mais j'ignorais cette catégorie reconnue par l'état qui devrait apparaitre de façon explicite dans les musées concernés
    je vais aller voir la liste car il doit y en avoir à Lyon je pense
    merci pour ce billet

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    1. Oui, d'ailleurs le dernier tableau que je montre est trouve à Lyon. Mais il doit y en voir d'autres.

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