Anne-Marie Garat, Humeur noire, 2021, Actes Sud.
Un essai, un coup de gueule.
Il y a d’abord un prologue sur le grand-père et la Première guerre mondiale.
L’autrice visite ensuite les salles du musée d’Aquitaine, à Bordeaux, notamment celle consacrée à la traite négrière. Elle est un peu insatisfaite, un vague sentiment de malaise, jusqu’à ce qu’elle arrive devant un cartel qui la met hors d’elle pour tous les adoucissements et hypocrisies qu’il contient.
Ces mots de l’embrassement, du tragique quittement sur lequel planent la séparation, la disparition, je les ai déjà rencontrés. Ils existent dans un texte, à moi totalement kabbalistique par ailleurs. Ils se sont imprimés dans ma mémoire, les retrouver me bouleverse.
Et c’est parti pour une histoire, à la fois personnelle, familiale, bordelaise et nationale. Une histoire où il est question des pauvres, des petits, de ceux que l’on chasse à la périphérie des villes et des institutions, hors des musées, mais surtout des noirs, ceux de la traite, ceux de l’esclavage, ceux des colonies, une histoire étudiée, mais pas acceptée, une histoire qui peine à devenir une mémoire.
C’est un essai, un genre que je lis peu et dont je peine à parler. Quelquefois le propos s’éparpille, et puis il se resserre, il reprend, il devient très frappant, il me perd, il revient à ce fichu cartel. Il y a ici beaucoup de vigueur, mais aussi de nombreuses connaissances qui sont assemblées, aussi bien sur la ville de Bordeaux, son urbanisme et son histoire, que sur l’esclavage.
Je suis toujours un peu sceptique face aux généralisations, en l’occurrence Bordeaux, ville qui serait particulièrement réticente à évoquer son passé (plus que d’autres ? Je ne sais pas), mais je suis impressionnée par la capacité de Garat à assembler tout cela en un discours cohérent, qu’elle recoupe avec son propre parcours d’écrivaine.
Il y a la bonne description de la fausse neutralité du langage muséal et scientifique. Forcément, il est question des zoos humains et du musée du Quai Branly et des demandes de restitution.
Le rapport de domination sociale doublé de l’emprise raciale inféode l’esclave, l’attache au maître, jusqu’à concevoir que, dévoué par nature, il préfère le rester lors de l’abolition, ou l’accuser d’ingratitude honteuse s’il le quitte.
Le Masurier, Portrait de la famille Choiseul-Meuse à la Martinique, 1775 Bordeaux musée d'Aquitaine |
Cette lecture invite bien évidemment à s’interroger. Alors je liste :
2009 : le musée d’Aquitaine aménage ses salles sur la traite.
2019 : Garat les visite. Pour elle, l’hypocrisie principale réside dans le fait qu’il est dit que Bordeaux aurait peu réalisé le commerce de la traite (ce qui est faux) et aurait principalement fait du commerce en droiture, c’est-à-dire commercé avec les îles des Caraïbes (genre, on n’est pas comme ces horribles Nantais) (mais d’où provient donc l’argent qui a financé tous ces beaux hôtels particuliers ?).
2019 : est inaugurée sur les quais la statue de Modeste Testas (Al Pouessi), une esclave qui n’a aucun lien avec Bordeaux, mais son propriétaire (et violeur) était Bordelais. J’ai l’impression que la descendance a eu un rôle déterminant dans cette décision de la ville de Bordeaux. Il y a un documentaire sur le sujet ! Je ne suis pas d’accord avec tout ce qui est dit, mais l’écoute est très intéressante (1e partie et 2nde partie). On y entend Garat (mais aucun fonctionnaire municipal ni Élu de la municipalité).
2021 : Julie Duprat publie Bordeaux Métisse. C’est une thèse d’histoire qui étudie la présence noire à Bordeaux au XVIIIe siècle (et oui, je l’ai lue). Et il y a un blog si cela vous intéresse.
Février 2022 : je visite pour la seconde fois le château de Nantes où le sujet est abordé de façon très directe et impressionnante. Je vous en ai d’ailleurs parlé.
Juin 2022 : je visite le musée d’Aquitaine en compagnie d’Ingannmic. C’était ma seconde visite, mais la première n’avait pas été très marquante. La salle sur la traite n’est pas très ordonnée, entre copies d’archives et beaux objets, je ne la trouve pas claire. Mais je constate qu’elle est en cours de réaménagement ! Et c’est bien de voir un musée qui bosse. Faudra-t-il y retourner une troisième fois ? En revanche, la salle côtoie directement la collection d’objets d’Afrique, d’Asie, d’Océanie, d’Amérique du Sud… sans aucune contextualisation de la façon dont ils sont arrivés là !
Juin 2022 : je me mets en quête de la statue de Testas… mais elle est inaccessible à cause de l’installation d’un salon dédié au vin.🙄
Et à Marseille ? Parce que nous n’étions pas les derniers en ce qui concerne la colonisation. Il est vrai qu’on ne peut pas critiquer la façon dont notre musée d’histoire aborde le sujet puisqu’il n’aborde quasiment pas les XIXe et XXe siècles. De même, notre musée de la Marine ne devrait pas ouvrir avant 20 ans au moins. Restent la Vieile Charité et ses collections très… euh…😱😬 Il faudrait peut-être se mettre au boulot.
Été 2023 : les musées de Rouen, du Havre et de Honfleur annoncent une série d’expositions conjointes sur l’esclavage, intitulée « De sucre, de sueur et de sang ». Je pourrai certainement en voir une bonne partie.
Bref, les cerveaux continuent à tourner.
C’est ce qui a dû m’arriver au musée d’Aquitaine. Je dois être d’humeur susceptible, belliqueuse, remuée par ce retour imprévu dans la fac de ma jeunesse, coïncident de surcroît avec l’enquête de mon cousin sur notre histoire familiale, laquelle ébranle notre biographie – sentiment que le vécu n’est pas seulement une affaire intime mais qu’il relie organiquement à celui des autres, que les secousses sismiques de l’histoire collective concernent chacun et interrogent son existence, et qu’alors il faut remettre les pendules à l’heure : appeler les choses par leur nom, mettre dessus les mots les plus justes possibles.
Pour ma part, je suis frappée du fait que l’histoire de la traite et de la colonisation ne semble pas s’être inscrite dans notre inconscient collectif historique, comme s’il s’agissait de l’histoire des autres (du Sénégal, d’Haïti, de l’Algérie, etc.), mais pas la nôtre. Cela ne tient pas forcément à une ignorance ou à une mauvaise volonté, mais à un loupé dans le récit collectif qui est fait de notre pays.
Le billet d’Ingannmic. Elle insiste à juste titre sur la façon dont Garat raconte son histoire, personnelle et familiale, issue d’une famille prolétaire, devenue enseignante et écrivaine, pour raconter un rapport au savoir, à la haute culture, mais surtout au langage.
« Ainsi, priver l’individu du matériau que représente un témoignage éclairé et honnête sur le contexte historique, social et politique qui en partie le constitue, revient à lui enlever la possibilité d'acquérir cette présence à soi-même et à son histoire que permet l'appropriation du langage, notamment par l’intermédiaire des littératures, du cinéma, bref, de la culture et des arts en général. »
C'est une autrice.
Une lecture très stimulante. Merci Ingannmic !
Je l'avais noté dans mes listes, alors merci d'en parler, car le sujet m'intéresse. Il faudrait visiter à nouveau le château de Nantes.
RépondreSupprimerQuant aux masques et autres, sont-ils redemandés par les pays d'origine?
"ça dépend". Il y a des pays qui demandent des restitutions partielles/totales, comme le Bénin qui en a obtenu récemment. Mais certains objets ont été produits par des communautés qui n'existent plus, qui sont dispersées entre plusieurs pays, qui sont utilisées comme étendards par des gouvernements. Il y a de nombreux objets dont on ne sait pas exactement d'où ils viennent et par qui ils ont été produits ni pourquoi ni comment : c'est cela aussi détruire l'histoire d'un peuple, faire en sorte que l'on ne puisse pas remonter le temps ou ne pas se donner les moyens de le faire.
SupprimerLe Bénin a une riche histoire, avec roi du Dahomey, amazones, et un musée à Porto Novo, et palais à Abomey, autant te dire que les œuvres restituées sont au bon endroit.
SupprimerOui, ça, ce n'est clairement pas un sujet.
SupprimerJe suis ravie que l'expérience ait été fructueuse, il me semblait que cela ferait un complément intéressant à ta visite de Bordeaux.
RépondreSupprimerComme toi, j'ai été marquée par la capacité d'Anne-Marie Garat à lier son récit en une ensemble cohérent, à partir de pistes de réflexion a priori complètement décorrélées les unes des autres.
Une lecture pas toujours facile, mais nourrissante, oui !
En plus je ne lis jamais d'essais, ce n'est vraiment pas mon truc, l'assemblage de généralités, de connaissances et de témoignages, et d'avis tranchés. En l'occurrence, c'est assez fort et enrichissant, oui.
Supprimerune auteure que j'ai bien aimé pour certains de ses romans et qui n'avait pas publié depuis un certain temps je prends note car contrairement à toi j'ai très peu lu sur le sujet à part quelques romans sans grand intérêt il est sans doute temps que je me fasse une sélection de livres et si tu as des conseils à me donner je suis preneuse
RépondreSupprimerOh la mais je ne sais pas. Il se trouve que je suis une ancienne historienne de l'art et que j'ai un peu suivi la presse sur le sujet des restitutions.
SupprimerSur le sujet de la présence noire en France, je conseille vivement le blog d'Annie Duprat qui est facile à lire et très intéressant.https://minorhist.hypotheses.org
Sur la mémoire de l'esclavage en France... je ne sais pas. C'est vrai que je me nourris beaucoup des émissions de France Culture, je ne pense pas avoir tant lu que cela.
Et puis les expositions et les musées aussi.
SupprimerJ'avais sauté le billet d'Ingannmic (désolée, Ingannmic). Ca fait trop longtemps que je n'habite plus en France pour prétendre être vraiment imprégnée de l'inconscient collectif historique mais c'est vrai que je ne me souviens pas que la traite et la colonisation aient particulièrement été travaillées dans les cours d'histoire à l'école sous un angle spécifique à la France (sauf de manière assez générale pour le commerce triangulaire).
RépondreSupprimerJ’ai souvenir de discussions sur Twitter avec des personnes cultivées et sensibles, plutôt au courant de l’histoire des guerres de décolonisation, mais qui discouraient sur l’arbitraire, la violence et la corruption des élites, mais qui oubliaient totalement la période de la décolonisation (à l’exception de la guerre d’Algérie qui est bien entrée dans l’inconscient collectif). Tu sais, c’est comme les gens qui découvrent qu’il y a une guerre en Europe et qui font « ah oui c’est vrai la Yougoslavie ». Il y a des choses que l’on sait mais qui n’entrent pas dans notre mémoire. Et cela dépasse notre culture individuelle.
SupprimerJe n'ai jamais rien lu de cet auteur. Cela me semble bien intéressant, cette réflexion sur le colonialisme. Corine Pelluchon l'évoque aussi dans son dernier ouvrage, en en signalant la violence. Merci pour ces pistes de réflexion.
RépondreSupprimerJ'ai commencé ce livre deux fois et l'ai arrêté deux fois. Je voulais lire un livre sur Bordeaux et la traite négrière mais l'histoire personnelle d'Anne-Marie Garat tient beaucoup trop de place et m'a lassée.
RépondreSupprimerJe n'aime pas trop son style pour être honnête. En revanche, c'est plutôt l'inverse. Ayant déjà lu sur Bordeaux et la traite, un livre d'histoire bien factuelle, l'histoire familiale m'a plutôt intéressée.
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