La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 26 septembre 2023

Il devait nourrir ces enfants, se traîner à terre, se traîner dans la boue, mais trouver le moyen.

 


Gouzel Iakhina, Convoi pour Samarcande, traduit du russe par Maud Mabillard, parution originale en 2021, rentrée littéraire d’automne 2023.

 

Dans les années 1920, la famine ravage la Russie soviétique autour de la Volga, au point où de grands convois ferroviaires sont organisés pour évacuer les enfants à Samarcande. Le roman raconte l’aventure d’un de ces convois menés par Deïev, un soldat de l’Armée rouge, qui doit se démener pour trouver de l’eau, du combustible, à manger et amener à bon port, de l’autre côté du continent, 500 enfants, alors que le pays s’écroule de toutes parts entre le choléra, la guerre, la faim, le froid.


Depuis quelque temps, sur toute l’immensité de leur terre, la mort était omniprésente, au point qu’elle semblait devenue la maîtresse du pays, supplantant le pouvoir soviétique. La mort prenait des formes diverses : épidémies, famines, hivers féroces, pauvreté féroce, criminalité féroce.


Un roman historique, comme une tragédie et un conte de fées.

Une tragédie puisqu’au fil des pages ce sont des centaines d’enfants et d’adultes affamés et malades qui sont évoqués. Une famine entretenue par le pouvoir qui réquisitionne les récoltes et les animaux, contraint les paysans à accepter les kolkhozes, transporte des milliers de tonnes de céréales dans des trains spéciaux, bien gardés. Ceux qui acceptent d’aider Deïev sont aussi ceux qui accaparent et tuent, ceux qui évacuent les enfants sont aussi ceux qui tiennent le pays d’une main de fer. Ce portrait du pays est terrible – ainsi le centre destiné à recevoir le convoi de 500 enfants possède-t-il seulement 350 places, ainsi étant estimé le taux normal de « perte » sur un aussi long trajet.

Un conte de fées puisque Iakhina parvient, encore une fois, à donner à ce récit d’une grande fuite une atmosphère presque rassurante, comme si le convoi était spécialement protégé. Et pourtant les enfants sont nombreux à mourir… mais Deïev, et l’infirmier, et les nurses, et tout le monde, se débat pourtant et sauve, réussit des miracles improbables. Les pommiers et les poules jaillissent de la neige, les soldats prêtent leurs bottes, une berceuse charme tout le monde.


La bonté, autour de nous, est autre : tordue et sale comme nos bottes maculées de fumier. Et elle est le fait de mains sales de ceux qui ont tué et volé. Selon toi, grand-père, ils sont tous mauvais. Mais moi je dis qu’ils sont bons. Parce qu’ils rêvent de cette bonté sans mélange qu’on ne voit nulle part.


Les adultes sont détruits par tout ce qu’ils ont vécu, guerre, guerre civile, massacres. Les familles sont détruites, disloquées, dispersées sur des milliers de kilomètres, tout le monde semble orphelin. Quelle surprise d’apprendre que ce Deïev, qui semble avoir tout vécu, a seulement une vingtaine d’années ! Face à eux, les enfants. Grand hommage leur est rendu, à eux, à tous leurs surnoms improbables, surnoms qui concentrent l’humour et la fantaisie du roman, ces héros hauts comme trois pommes, qui en savent plus sur la vie que tous les adultes réunis, qui mangent et meurent sans bruit.

Il y a le récit d’une grande baignade ensoleillée dans la mer d’Aral.

Goncharova, Le Bois 1913 Thyssen Bornemisza

Le meilleur ersatz de pain était fait de mil, d’avoine et de son. On pouvait aussi le faire avec des tourteaux de toutes sortes. Il était nettement moins réussi avec des mousses et des herbes : ortie, arroche, racine de pissenlit, roseau, jonc, nénuphar. Les ersatz à base d’oseille, d’acacia, de copeaux de tilleul et de paille étaient considérés comme nocifs – même les cochons répugnaient à manger de la faine de paille. On écrasait aussi des glands et du bois mou – tilleul, bouleau, pin –, mais tout le monde ne réussissait pas à manger du pain de bois.

 

Kharitocha Le Phtisique, Ioussia Trachome, Liocha Trois Typhus : qui voudrait s’appeler comme ça ? Eux en étaient heureux. Ils se présentaient eux-mêmes : « je suis Venia Grippe », « Sonia Scorbut », « Grichka Tétanos ». Et plus le nom était dégoûtant, plus le gamin y tenait. Chancre, Gocha Gonorrhée, Ossia Syphilis, Tolia Herpès : au début, Deïev était choqué par ces noms. Puis il s’habitua.

Et puis Aramis des Pouvelles, Oreste Les Mains Lestes, Croupion, Egor Argilovore et tous les autres.

 

D'Iakhina, j'ai également lu :

 

J’ai préféré Zouleikha, car l’atmosphère y est plus enchantée. L’espace de quelques années, il y est possible de construire une vie loin du monde et de sa dureté.

Mais je vous conseille quand même vivement celui-ci !


 

12 commentaires:

  1. Comme je suis heureuse de te lire, je viens de me procurer ce livre et j'avais un peu peur d'être déçue chic je suis ravie que ce soit un bon bouquin c'est un sujet très peu connu
    j'ai pas mal lu sur les famines en russie soviétique mais j'ignorais ce déplacement de population

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    1. Apparemment le sujet n'est pas si connu. Je pense que tu aimeras. C'est vraiment bouleversant.

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  2. Rien lu de l'auteure (oui, oui) mais peut être un jour... Déjà trois titres en français! Pas tro p dures ces histoires?

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    1. Il y a toujours quelque chose d'un peu surréel, non pas magique, mais une pointe de lumière et d'espoir. Je te conseille vraiment Zouleikha !

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  3. Je n'ai pas relu cette auteure depuis Zouleikha, que j'ai pourtant beaucoup aimé. J'ai vu que Les enfants de la Volga était sorti en poche..

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    1. J'ai moins aimé Les Enfants de la Volga, à cause des longs passages oniriques. Celui-ci vient de sortir en France, tu le trouveras facilement.

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  4. Comme Keisha, je n'ai toujours pas lu l'auteure, pourtant très recommandée. J'y viendrai sûrement. Quel beau choix de toile.

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    1. Je n'ai pas trouvé de peinture de train très concluante... donc voilà. Et je recommande vivement Iakhina !

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  5. Décidément, tu es une Iakhina-complétiste! Je suis bien tentée (malgré le côté onirique qui lui a été un peu reproché pour les enfants de la Volga et que tu mentionnes aussi). Un jour un jour.

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    1. Beaucoup moins onirique ici. Mon ordre de préférence c’est : Zouleikha, Samarcande et Volga.

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  6. J'avais beaucoup aimé "Zouleikha" et j'ai noté celui-là depuis un bon moment, j'en ai d'ailleurs lu des chroniques très positives. Le thème n'a rien de léger ; quand je lis ce que tu dis sur "le taux de perte", cela me fait vraiment frissonner...

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    1. Cette mention intervient dans un moment plutôt positif, où le personnage pourrait savourer sa victoire, mais elle dit tout de la tragédie.

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