Cédric Gras, Alpinistes de Staline, 2020, éditions Stock.
Evgueni et Vitali Abalakov sont deux célèbres alpinistes soviétiques. Gras nous raconte leur histoire, qui couvre celle de la conquête des plus grands sommets russes (Caucase et Asie centrale) et celle de l’URSS.
Toute la carrière des deux hommes, notamment celle de Vitali, est cadrée par cette dimension soviétique. Il s’agit d’abord pour le nouvel État de reconnaître son territoire, d’affirmer son emprise sur ses confins, d’atteindre les sommets, mais aussi de prospecter. L’alpinisme suscite une forte rivalité avec l’Allemagne, l’Autriche, la Grande-Bretagne. En pleine Guerre froide, du fait de l’existence des blocs, l’Himalaya restera longtemps fermé aux soviétiques. A contrario, les images européennes de l’alpinisme font l’impasse sur l’Asie centrale, républiques en -stan absentes de notre imaginaire. Tous ces enjeux sont très bien racontés par Gras.
Aussi l’expédition que mènent les frères Abalakov en 1936 fait-elle figure de lumineuse exception. Elle est une échappée spectaculaire entre copains, une grimpe totalement gratuite à l’ère de l’alpinisme utile, une grimpe totalement gratuite à l’ère de l’alpinisme utile, un sursis avant la Terreur. Je la vois comme un dernier souffle de liberté dans les vents noirs du stalinisme. Plus que l’élévation des masses, l’altitude était la raison d’être des frères Abalakov.
Il y a aussi l’histoire politique. L’alpinisme est d’abord ressenti comme un loisir bourgeois, inutile et individualiste, avant de trouver sa place au sein de la propagande. Toutefois, ces hommes qui ont risqué leur vie sur les plus hauts sommets – Vitali est amputé très tôt au pied droit et à une main – ont surtout été décimés par les purges staliniennes. La description de ce processus, de tortures et d’accusations, de meurtres et de déportations, est des plus glaçantes.
On croise Ella Maillart dans ces montagnes.
Un livre très intéressant. Les frères Abalakov sont sans doute soulagés de retrouver régulièrement l’air vif et libre des montagnes, même si le froid tue, lui aussi aveuglément.
Nikritine, Le Tribunal du peuple 1934, Moscou Galerie nationale Tretiakov |
La constitution garantit des congés aux travailleurs et des sections prolétariennes de randonnée ont éclos dans les usines. Il s’agit de s’approprier l’immense territoire de l’Union dans l’« amour de la patrie socialiste ». L’altitude n’est plus un domaine réservé à l’aristocratie comme sous le tsar, elle appartient désormais au peuple !
Du pic des 26 Commissaires de Bakou à celui des Trente Ans de la république d’Ouzbékistan en passant par le pic Ordjonikidze, toute cette toponymie n’est rien de moins qu’un récit national inscrit dans le paysage.
La litanie des sommets est pathétique et comique à la fois, même si, effectivement, il s'agit bien d'une géographie politique : le pic Staline, le pic des Chroniques cinématographiques, le pic du Trentenaire de l’URSS, le pic de l’Impératrice devenu pic Engels, pic du Soldat de l’Armée rouge, etc. Cette toponymie fait furieusement penser aux ironiques slogans communistes créés par Volodine.
J'ai comme une envie de relire Montagnes de verre de Buzzati.
Ah ces noms soviétiques!
RépondreSupprimerCeci étant, pas trop attirée par la montagne, pourtant j'ai dévoré Le sommet des dieux (autre genre, je sais)
J'ai bien aimé aussi ce manga, les dessins sont très impressionnants !
Supprimerj'ai lu avec plaisir plusieurs livres de l'auteur et j'ai commencé celui là et puis je l'ai abandonné non faute d'intérêt mais parce que j'étais submergée de livres à lire, je l'ai gardé dans un coin de la tête
RépondreSupprimerIls rencontrent Ella Maillart ? les chanceux !!!
Hélas ils ne l'ont pas rencontrée, mais elle a laissé des témoignages sur d'autres alpinistes ou sur le contexte de certaines expéditions.
SupprimerJ'ai vu qu'il a pas mal écrit sur la Russie et il est intéressant, je jetterai peut-être un oeil à d'autres publications.