La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 5 décembre 2023

J’ai une furieuse envie de commencer ce chapitre par une pure billevesée, et je ne vais point m’en priver.

 


Laurence Sterne, La Vie et les opinions de Tristram Shandy, parution originale 1760, traduit de l’anglais par Guy Jouvet.

 

À la première page, le narrateur raconte sa conception – et le fait que sa mère ait demandé en plein milieu à son père s’il avait remonté l’horloge. Page 323, il naît enfin – le nez abimé par le forceps d’un homme de l’art prétentieux. Entre les deux, il a été question de beaucoup de choses, notamment du goût immodéré de l’oncle Tobie pour les fortifications. Le roman s’arrête peu après la 900e page – hélas, nous n’en saurons pas beaucoup plus sur les amours de l’oncle Tobie avec la veuve Tampon.


Posez la question à ma plume, — c’est elle qui me commande, — je ne lui commande pas.


Tristram Shandy, c’est le grand modèle de Jacques le Fataliste, un roman où là encore le récit des amours de Jacques est sans cesse interrompu. Jacques le Fataliste est tout de même beaucoup moins décousu.

C’est l’évocation d’une famille anglaise, de la gentry, petits rentiers, de leurs domestiques, du pasteur et du médecin. Ici c’est le père du narrateur qui tient le grand rôle, discourant à tour de bras, ergotant, dissertant – se plantant assez souvent. Le narrateur, omniprésent, tient la plume, interrompt le récit à volonté, insère une anecdote, ou décide de sucrer la fin de celle-ci, jure ses grands dieux qu’il n’y a aucune allusion salace dans ces histoires de taille du nez, de boutonnière, de grandes moustaches, etc. Le roman canonique – à peine né, puisqu’on est en plein XVIIIe siècle – est déjà complètement cassé sans avoir à attendre les brillants théoriciens du XXe. L’illusion romanesque prend déjà très cher.


Les digressions, sans conteste possible, les digressions sont la Lumière : leur Soleil illumine nos lignes ; — elles sont la vie et l’âme de la lecture ; — retirez-les par exemple de ce livre, — autant vaudrait mettre le livre au rebut avec elles ; — le froid d’un éternel hiver régnerait à chaque page ; restituez-les à l’auteur : — il s’avance avec l’entrain d’un nouveau marié, vous ouvre les bras, met tout son monde à l’aise, se conjouit avec tous, introduit de la variété dans tout, vous rouvre un appétit qui s’émousse.


Alors, oui, c’est gros, j’ai passé les pages de dissertation philosophique, je me suis amusée de toutes les trouvailles de l’auteur, de ses inventions, de sa fantaisie, j’ai admiré le traducteur qui s’est bien échiné. Je sais que vous ne le lirez pas, pffffff. 

Parmi les gens de sérieux dont se moque Sterne, citons les discoureurs philosophes, les prélats, les militaires, les esclavagistes, (les femmes hélas) les prudes, les romanciers qui font des romans qui partent de A pour aboutir à Z bien dans l’ordre, et j’en oublie.

Il y a évidemment beaucoup d’humour, d’hommage à Rabelais et à Cervantes, de mauvaise foi, d’inventivité, de vraie délicatesse aussi à propos de Tobie, la remise en cause des idées les plus évidentes (et pourquoi faut-il naître tête en avant, hein ?) (d’ailleurs les mères sont-elles apparentées à leurs enfants ?). Il est question d’un mystérieux tournebroche à vapeur, d’une anecdote sur François Ier, d’un petit voyage à Lyon et d’une dénonciation vigoureuse de l’esclavage, parce que l’auteur n’est ni fou ni hypocrite.


Hogarth, Tête de ses six domestiques, 1750 Tate



Ce souhait rendit au Docteur Bran un bien mauvais service, —  car non seulement, Monsieur, il le frappa de stupeur — mais, quand il l’eut ainsi proprement éplapourdi, il alla semer dans sa tête une telle billebaude que ses idées, initialement rangées en ordre parfait de bataille, se perdirent d’abord dans le plus épais brouillard, puis se débandèrent dans un sauve-qui-peut si général, une débâcle si totale, que leur commandant, incapable de retrouver ses esprits, ne put jamais reformer leurs bataillons épars.


Il y a des astérisques pour masquer (et mettre en valeur) tous les mots qui mériteraient de l’être, des pages noires et des pages blanches pour vous laisser imaginer cette fameuse conversation.

C’est brillant.

Le texte convient admirablement à un seul en scène ou à une pièce radiophonique.

  

Certes non ! s’il me faut ici une digression, je la veux folâtre, je la veux cabriolante, je la veux jaillie légère de la croupe et du bond, et son sujet à l’avenant, et je veux que ni le califourchon ni son califourchonneur ne s’y puissent laisser surprendre autrement que dans la fugacité du rebond.

 

Pour moi, c’était une relecture.

Mon premier billet n’est pas mal du tout et met l’accent sur d’autres aspects du texte. Et s'il s'ouvre sur la même citation, qui donne bien le ton !

Me voici prête à me lancer dans le Voyage sentimental.

 



5 commentaires:

keisha a dit…

Comment ça, pfff! Il est à la maison, lu au tiers d'une seule respiration, puis du temps a passé, j'ai oublié qui est quoi (pas étonnant, remarque) et je dois le reprendre si je veux en venir à bout. Je n'ai donc pas dit non!!!
(ah tu lis Une année à la campagne? Tu ne l'avais pas encore lu?)

Dominique a dit…

un livre pour lequel il m'a fallu deux lectures pour vraiment l'apprécier mais je me suis amusée tout au long des pages, parfois surprise, parfois agacée (quel misogyne) bref un bon souvenir de lecture

nathalie a dit…

C'est bien de vous piquer, ça fait réagir. Es-tu parvenue jusqu'à la naissance du narrateur ?
Quant à Une année à la campagne, on vient de me le prêter et non, jamais lu.

nathalie a dit…

Moi ce sont les trucs philo-fumeux qui m'ont lassée, mais il y a tellement d'inventivité, d'énergie, de malice là dedans !

keisha a dit…

T'inquiète, je sais que justement, la naissance du narrateur... ^_^
Une journée à la campagne, lu, relu, sur mes étagères, etc.