La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 7 décembre 2023

Les mots dormants, les mots immobiles se soulèvent, courbent leurs crêtes, et retombent, et se redressent encore, de nouveau, et toujours.

 


Virginia Woolf, Les Vagues, parution originale 1931, traduit de l’anglais par Marguerite Yourcenar.

 

Une suite de séquences s’ouvrent toutes par l’évocation de la lumière sur le rivage, depuis l’aube jusqu’à la nuit. Les chapitres donnent la parole à Bernard, Jinny, Rhoda, Suzanne, Neuville, Louis, mais jamais à Perceval, dont il est pourtant beaucoup question. Ils et elles disent la vie, les émotions, leurs questions sur leur moi – qui suis-je – depuis leur enfance jusqu’à leur vieillesse. Aucun autre narrateur que ces paroles imagées, poétiques, répétitives ou contradictoires, et que ces didascalies introductives.


Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée. Peu à peu, à mesure qu’une pâleur se répandait dans le ciel, une barre sombre à l’horizon le sépara de la mer, et la grande étoffe grise se raya de larges lignes bougeant sous sa surface, se suivant, se poursuivant l’une l’autre en un rythme sans fin.

C’est le début.


Ce n’est pas évident à lire, mais c’est étrangement envoutant.

Il y a les détails de la vie des uns et des autres : l’une belle et charmeuse, un faiseur de phrases qui apparaît comme un porte-parole de la romancière autant que comme un repoussoir, un qui se dévoue tout entier à ses amants, une qui se construit dans la vie de famille, une fragile et nerveuse, un qui travaille dur pour devenir riche et respecté… Mais il y a surtout ces interrogations récurrentes. Les personnages s’interrogent sur la permanence de leur moi, parce qu’en 250 pages, il est question de toutes ces vies, sur l’importance de certains événements pour les construire, tandis que le lecteur se demandent qui sont ces gens, quels sont leurs liens véritables entre eux. Et pourquoi sont-ils vivants, dans la vie et dans notre esprit, plutôt que retournés au néant ? Je me souviens que la dernière phrase de Mrs Dalloway est : « Et justement, elle était là ». La vie et la lumière se lèveront demain, encore.


Maintenant, je vais envelopper ma détresse de mon mouchoir de poche. Je vais le serrer bien fort et l’enrouler comme une boule. Je vais aller seule dans le bois de hêtres, avant les leçons. Je ne m’assiérai pas devant la table pour faire des additions. Je ne m’assiérai pas près de Jinny et près de louis. Je vais prendre mon chagrin et l’étaler parmi les racines des hêtres.

Vanessa Bell, Une conversation 1913 Courtauld

Je suis frappée par le fait que ce roman semble transcender tous les autres titres de Woolf. Certains passages renvoient directement au monde de Clarissa Dalloway, en évocant les rencontres mondaines, les repas au restaurant, la vie de Londres. Perceval, l’homme admiré et envié pour ses façons faciles et brillantes, aimé par l’un, amoureux de l’autre, est omniprésent, mais totalement absent tel Jacob habitant sa chambre. Quant à la structure, difficile de ne pas penser à Nuit et jour, où la vie de Londres se déploie au fil des années et des saisons, ou à Entre les actes, dans ce brouhaha de voix qui se superposent.

C’est la vie de l’Angleterre, les jardins, les garçons qui vont au college et les filles au pensionnat, l’imaginaire exotique des colonies omniprésent dans les discours, le port de la canne et du chapeau…

 

Les oiseaux volent ; les fleurs dansent ; mais j’entends toujours le monotone fracas des vagues, et l’énorme bête enchaînée trépigne sur la rive.

 

La vie passe. Les nuages changent perpétuellement de forme au-dessus de nos toits. Je fais ceci, puis de nouveau cela. Les retours et les départs nous impriment de multiples aspects, nous imposent d’innombrables dessins. Mais si je ne cloue pas au mur ces impressions, si je n’amalgame pas en un seul les hommes divers qui sont en moi ; si je ne réussis pas à exister ici, dans l’instant, au lieu de fondre comme un pan de neige au versant des montages ; je serai pareil à la neige qui s’écoule sitôt tombée.

 



Il s’agit de ma première lecture des Vagues, mais sans doute pas la dernière !

 

Une autriceWoolf sur le blog :

Entre les actes1er billet et 2nd billet

Mrs Dalloway - il y a un 2nd billet
La Promenade au phare 1er billet et 2nd billet
La Soirée de Mrs Dalloway
Orlando - et il y a un second billet
La Chambre de Jacob 1er billet et 2nd billet
Les Jardins de Kew et autres nouvelles
Nuit et jour
Les Années

8 commentaires:

keisha a dit…

Ah un de mes préférés!!! Figure toi qu'il y a une LC de nouvelles de Woolf le 10 janvier, on est inscrites, prévu par kathel
La fascination de l’étang : Une société, Le rideau de Miss Lungton, l’infirmière, La veuve et le perroquet, Mrs Dalloway dans Bond Street, Le bonheur, Ancêtres, Présentation, Mélodie simple, La fascination de l’étang.
Pour ma part je vais essayer de coller à ce choix, car j'en ai déjà lu.
Je les lis en vO, j'ai les nouvelles complètes.
Alors alors? ^_^

nathalie a dit…

J'ai très peu de nouvelles d'elle et je les ai toutes chroniquées je crois (Jardin de Kew), parce que je me suis concentrée sur ses romans dans un premier temps. Si jamais je mets la main sur un recueil, je vous rejoins, sinon... je vous regarderai !

Dominique a dit…

les Vagues sont dans ma pioche à lire pour les semaines qui viennent nos esprits se rencontrent là
je viens de faire une liste de titres que je me promet de lire depuis ...et celui là en fait partie
A voir l'avis de Keisha et le tien je suis prête à me jeter dessus

Ingannmic, a dit…

Mais je vois que tu es une experte ! Je n'ai lu que Mrs Dalloway, il y a longtemps, et j'ai Le phare et Une chambre à soi sur ma pile... je note celui-là, bien que l'ayant feuilleté en librairie, j'avoue qu'il m'avait un peu effrayée : comme tu l'écris, il n'a pas l'air évident à lire.

nathalie a dit…

Moi aussi la liste des "lectures prioritaires " est listée, surlignée, mais a tendance à s'allonger inexorablement. Problème insoluble.

nathalie a dit…

J'adore Mrs Dalloway mais sinon j'ai tendance à conseiller à tout le monde la nouvelle sur Kew Garden qui est une petite merveille !

keisha a dit…

En médiathèque, chez bouquins (?), romans et nouvelles.

nathalie a dit…

AH oui l'énorme volume qu'un ami essaie de refourguer à chaque fois qu'on le voit et on lui dit "hum non je préfère un petit volume".