La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 3 octobre 2024

Je me dis que le Verbe, en islandais, orđiđ, c’est-à-dire le Mot, est un neutre singulier, tandis qu’au loin, il me semble distinguer les miroitements du Temps.

 


 

Auđur Ava Ólafsdóttir, Éden, parution originale 2022, traduit de l’islandais par Éric Boury, édité en France par Zulma.

 

La narratrice est une linguiste islandaise. De retour d’un colloque sur les langues rares, elle calcule son empreinte carbone, elle qui prend si souvent l’avion, discute des arbres avec son père, réfléchit à son pays sans arbre, et finalement décide d’acheter un bout de terrain paumé, avec une maison, pour y planter des centaines d’arbres. Pas évident dans une terre de cailloux battue par les vents.

Enfin ça, c’est ce que la narratrice veut bien nous dire. Parce que pas mal de pages plus loin, on comprend que sa carrière d’universitaire était compromise par une faute qu’elle a commise. Et puis elle aspirait peut-être à changer de vie. Elle ne parle pas trop de ses motivations à agir.


Sara a au moins pour elle de ne pas écrire sur les chuchotis rieurs des ruisseaux comme le font les auteurs citadins dès qu’ils s’éloignent de Reykjavík et qu’ils marchent pieds nus dans l’herbe humide de rosée.


Si je suis franchement sceptique sur cette plantation d’arbres – je ne comprends pas bien cette volonté de changer un territoire, d’y implanter des arbres là où il n’y en a jamais eu, de ne pas considérer le paysage tel qu’il est – j’ai cependant apprécié le roman pour son ton si particulier.


Je lui ai demandé s’il progressait en islandais, il vient d’apprendre le mot stinningskaldi – froid glacial – et l’expression endrum og sinnum – de temps en temps.


Il y a une ironie légère et indiscutable. La narratrice décrit avec humour son univers et son pays, l’Islande, ce tout petit coin, où tout le monde se connaît et écrit soit de la poésie soit des polars. J’avoue que l’évocation du colloque initial m’a fait penser au jeu du roman interactif de feu les Papous dans la tête.

Le charme vient aussi que notre linguiste réfléchit sur les mots, ceux de l’islandais, ceux des manuscrits qu’elle relit et corrige. En Islande, le bruissement du vent dans les ramures des arbres n’existerait que dans les romans. Voilà un village qui se prend de passion pour la grammaire et la phonétique historique.

Ce n’est pourtant pas un monde de douceur. Un groupe de réfugiés afghans est installé dans le village et s’efforce d’apprendre l’islandais (une langue agglutinante qui se décline). Le garçon ne raconte pas ses traumatismes, mais évoque simplement ce qu’ont subi les filles durant le voyage. Et puis comme partout on vend ses terres à des industries néfastes.

C’était un agréable moment de lecture.

Carr, Dans la forêt, 1932, Vancouver Art Gallery
 


Contrairement aux écrivains de mon île qui célèbrent la dryade à huit pétales, portent aux nues les rares épilobes arctiques qui poussent sur le sable noir où la végétation rase qui couvre la terre explose en une symphonie de couleurs à l’automne, les auteurs traduits prêtent l’oreille au murmure des couronnes des arbres qui s’élèvent à des dizaines de mètres vers le ciel, débout sous les frondaisons, ils méditent sur les miroitements de lumière qui folâtrent dans les feuillages ou s’accordent une halte dans une clairière ombragée en écoutant les bruissements dans les ramées, ils chantent l’enchevêtrement des branches et le ciel qui ruisselle dans la sève des arbres, jusqu’à l’humus, et ils s’égarent dans les profondeurs des bois.

 

Il me dit qu’il s’est exercé à décliner le mot enginn – personne, aucun, nul –, il lui semble étrange qu’il existe autant de versions pour un terme qui ne signifie pratiquement rien. Il sort son calepin et me montre les déclinaisons qu’il a notées en colonne, les unes sous les autres, singulier, pluriel, masculin, féminin, neutre, nominatif, accusatif, datif et génitif.

enginn

enginn

engum

einskis

engin

enga

engri

engrar

ekkert

(…)

 

Une romancière.

 

L’avis de Keisha et d’Eimelle.




 

10 commentaires:

  1. Tu sais, quand ça parle de langues, ça me va!

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  2. j'ai pris un réel plaisir à ce roman, l'histoire des arbres m'a plu même si c'est un peu tiré par les cheveux

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    1. Ah l'éden n'a rien de réaliste en effet.

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  3. et son bon souvenir est encore bien précis dans ma mémoire !

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  4. J'ai lu ce roman en novembre l'année dernière. J'aime beaucoup l'autrice, je ne suis jamais déçue. Dans Eden, ce n'est pas tant l'intrigue qui compte mais la manière de raconter, par petites touches. Il faut être patient car Auður Ava Ólafsdóttir prend son temps. Son récit est tout en finesse.

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    1. Je ne l'avais pas encore lue mais oui c'est finement réussi.

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  5. Contrairement à Doudoumatous, j'ai parfois été décue par l'autrice, mais pas avec ce roman que j'ai beaucoup aimé (les langues, moi aussi, c'est mon dada donc j'étais acquise à la cause d'avance).

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    1. J'avais envie de la découvrir avec ce titre à cause de cette linguiste justement, ça m'attire plus que les autres !

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