La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 1 octobre 2024

C’était la grande zone épique, dont le pouvoir d’attraction leur avait fait traverser l’océan.

 


Ismaïl Kadaré, Le Dossier H., parution originale 1981, traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni.

 

Dans une petite ville d’Albanie, dans les années 1930, l’élite locale est surexcitée, car on annonce l’arrivée imminente de deux Irlandais des États-Unis venus étudier les rhapsodes. Sauf que ces deux personnages possèdent une extraordinaire machine à enregistrer les voix (à l’époque le magnétophone n’est pas portatif) et cherchent à comprendre comment Homère a pu être l’auteur ou le compilateur de l’épopée grecque. C’est pourquoi ils s’installent dans une auberge paumée. Sauf aussi que l’administration locale est intimement convaincue que ce sont deux espions.


La voix du rhapsode avait le don de creuser un trou en vous.


Le roman alterne entre le récit du travail des Irlandais, avec leurs notes et leurs hypothèses, les rapports d’un indicateur chargé de les surveiller et la vie de la sous-préfecture. L’alternance de ton et d’atmosphère entre ces différents discours constitue pleinement la réussite du roman.

On est tout d’abord surpris par le ton des rapports de l’indicateur (Dul Lasoupente en français, mais Dull Baxhaja dans la VO), qui manie à merveille l’art des formules rhétoriques d’une longueur infinie et d’une élégance rare. Ensuite, on se plonge dans les théories autour de la naissance de l’épopée, de la transmission des différentes variantes d’une même histoire, de leur transformation et de leur possible fixation par écrit. Les Irlandais et le lecteur se mélangent quelquefois entre l’épopée albanaise, avec ses enjeux propres, dans un monde slave, et l’épopée homérique. Le climat de guerre et de tragédie relève-t-il de l’un ou de l’autre ? Le destin, fatum ou kanun, pèse lourdement sur ces deux mondes. Il faut ajouter le climat d’opérette de cette administration provinciale et suspicieuse et le tableau sera complet.

Je note encore une fois les montagnes pleines de brume et de pluie, une habitude chez Kadaré.


Dehors, comme si rien de spécial ne s’était produit, c’était toujours la même journée hivernale noyée sous une pluie grisaillante dont la chute indolente semblait rythmer le cours de l’existence alentour.

Buste romain d'Homère, d'après un original grec, musée du Capitol



J’avoue avoir pensé à Qui a ramené Doruntine ? pour le mélange assumé de réalité triviale, de mythe terrifiant et d’impossibilité à trancher entre les deux, mais ici, cela me semble bien plus réussi.

J’ajoute que pèse sur l’ensemble du roman la double thématique de la vue et de l’ouïe, de la cécité et de la surdité.

 

Bien que sa spécificité fût le guet auditif, poursuivait-il, il s’était efforcé de s’acquitter avec le maximum de scrupules de sa mission, autrement dit de la surveillance à distance des étrangers, ce qui, à son humble avis (monsieur le sous-préfet voudra bien excuser la hardiesse de cette remarque), relevait davantage du guet oculaire.

 

Nous ne savons quasiment rien de tout cela. Nous nous en enquerrons sur place. Avec un peu de chance, nous parviendrons à pénétrer cet univers. Nous comprendrons alors comment lève la pâte antique dans ces récipients. Comment elle l’a toujours fait. Depuis son temps à lui, H.

 

Participation à la lecture commune autour de Kadaré proposée par Cléanthe. Patrice a lu Avril brisé. Miriam a lu Le Dîner de trop. Alex a lu Le Général de l'armée morte, tout comme Miriam. Cléanthe a lu L'Hiver de la grande solitude. Passage à l'Est a lu Invitation à un concert officiel. Quelle variété dans nos lectures !

 

En bonus, ces quelques lignes de Wikipedia pour les gens qui s’intéressent aux histoires de traduction.



Kadaré sur le blog :

Le Général de l'armée morte : J’ai beaucoup aimé. « Un humour noir et macabre plane sur l’ensemble. C’est un roman plein de poésie. »

Avril brisé : le roman du kanun. Tout à fait tragique.

Qui a ramené Doruntine ? : une déception pour moi.



11 commentaires:

  1. Je n'ai pas lu celui-ci mais Le général de l'armée morte que j'ai énormément aimé et Avril brisé aussi.

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    1. J'ai beaucoup apprécié ces deux titres également.

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  2. Merci pour ta participation. Tu as choisi le titre de Kadaré qui me faisait le plus envie après L’Hiver et un autre avec qui j’ai hésité. Ce que tu en dis me donne envie de poursuivre ces lectures autour de Kadaré...

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    1. J'ai dû le trouver par hasard vu l'état du livre, mais oui Homère m'intéressait bien également.

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  3. cela me tente bien Kadaré et Homère en supplément

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  4. J'ai essayé de poster un message plus tôt dans la journée, mais apparemment il n'est pas passé. Merci pour ta participation. Comme je te disais dans mon précédent message, Le dossier H me tente tout particulièrement et je crois que je ne vais pas tarder à poursuivre l'aventure.

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  5. Encore une vraie découverte ! C'est formidable que cette lecture commune autour de Kadaré ait donné tant d'occasions de découvrir des titres différents.

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  6. Avec cette LC, je n'ai plus que l'embarras du choix pour découvrir Kadaré. Je note que le traducteur vers le francais n'a pas été félicité, alors que c'est sa version qui a permis la traduction vers l'anglais, quelle injustice !

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    1. Et c'est lui qui a traduit tout Kadaré en français ou quasiment en plus.

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