La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 20 février 2025

Tout ce qu’on peut faire, c’est d’attraper notre chance chaque fois qu’elle passe.

 


 

Claude McKay, Banjo (une histoire sans intrigue), parution originale 1929, première traduction de l’américain en français en 1931 par Ida Treat et Paul Vaillant-Couturier, traduction actuelle par Michel Fabre, aux Éditions de l’Olivier.

 

Tout commence par l’irruption de Banjo, noir américain, heureux possesseur d’un banjo, à Marseille, sur la jetée de la Joliette. Il est ici parce que c’est le meilleur port du monde pour prendre du bon temps, boire du vin avec des amis, refaire le monde, passer du temps avec les prostituées, se faire nourrir sur les bateaux, mais sans trop travailler.

Alors c’est un roman surprenant et plein d’énergie.


D’un pas mal assuré, tel un matelot chaloupant sur le pont d’un navire qui roule, Lincoln Agrippa Daily – Banjo pour les intimes – arpentait sur toute sa longueur la magnifique jetée du port de Marseille, un banjo à la main.

« Ça, c’est un merveilleux boulot, se dit-il, la plus géniale digue dans la mer que j’aie jamais vue. »

C’est le début.


D’abord un mot sur le sous-titre. Effectivement, il n’y a pas réellement d’intrigue. Le roman suit la vie, les journées, les soirées et les nuits d’un groupe d’amis noirs, tous aussi fauchés, tous déambulant en compagnie d’un monde de prostituées et de maquereaux, de policiers et de marins, de musiciens et de touristes venant s’encanailler là. De fait, la lecture peut sembler un peu longue, par manque de structure, mais chacun des chapitres est plein de vie et assez prenant. Il faut accepter de se laisser conduire.


Autre particularité : à Marseille et dans le roman se retrouvent les noirs du monde entier, que ce soit les noirs américains des états du sud qui regrettent la cuisine de là-bas, mais qui peuvent être méprisés en tant que descendants d’esclaves, les noirs américains des villes du nord et notamment ceux de Harlem, les noirs des îles des Antilles (les Martiniquais se sentiraient des aristocrates), les noirs d’Afrique et donc des colonies françaises et britanniques, qui sont volontiers vus comme débarquant directement de la brousse, primitifs mais peut-être authentiques ( ?), les noirs de la Harlem Renaissance qui sont éduqués et qui pourraient mépriser les autres, etc. Il y a la vision totalement fantasmée que les noirs des villes du nord des États-Unis ont des Africains – ils parlent de vaudou et de léopards ! Des discussions animées se tiennent entre tous les personnages, chacun se renvoyant sa condition de Français ou d’Américain ou de Sénégalais. Que vaut-il mieux être ? Quelle est la meilleure attitude à adopter ? Si le débat se pose dans des termes qui ne sont plus les nôtres (trop essentialisant et généralisant), je ne me sens pas non plus légitime à le juger. Ce que je comprends, c’est le mal-être collectif de ceux qui, de toute façon, ne peuvent trouver une place pleine et entière dans ce monde de blancs. Banjo et sa bande ont choisi de ne pas jouer le jeu, de rester à la marge, mais libres de vivre leur rythme.

Au milieu du livre, irruption du personnage de Ray, écrivain noir de Haïti, qui peine à trouver sa place. Ses réflexions et son envie d’observer les autres vivre sont certainement celles de McKay lui-même et annoncent ce que développera Baldwin dans ses écrits. À ce titre, il établit une sorte de pont entre la lectrice que je suis et les autres personnages. Il est d’ailleurs question des débats qui agitent les intelligentsias noires au Sénégal, à Harlem ou à Paris, mais Ray, lui, a Tolstoï comme modèle, ainsi que des écrivains irlandais, pour le volet social de leur œuvre.


Les Africains lui donnaient le sentiment positif d’un contact sain avec les racines de sa race. Ils lui faisaient sentir qu’il n’était pas, par sa naissance, un accident malheureux mais qu’il appartenait à une race pesée, mise à l’épreuve, et qui avait sa place dans l’ordre universel. Si les Européens ne les exterminaient pas, ils étaient un peuple solide, protégé par sa culture indigène. Même si la grandeur impressionnante des réalisations blanches les déroutait, tandis qu’ils ne semblaient pas avoir conscience de la valeur inestimable de celles qui leur étaient propres, la richesse des valeurs fondamentales de leur race les protégeait tout naturellement.

Il ne ressentait pas la même confiance dans le cas des Afro-Américains qui, depuis longtemps déracinés, restaient sans racines parmi les fantômes et les ombres pâles et se trouvaient affaiblis par leur habitude de s’effacer devant le paternalisme condescendant, par l’exclusion sociale et par le mélange des races.

Sonneville, Les quais. Trois nègres, 1920-1922 Bordeaux musée d'Aquitaine



Si les discussions théorico-politiques m’ont lassée (en partie parce que je n’en saisis pas tous les enjeux ou que ceux-ci ont beaucoup changé en un siècle) et si Banjo s’écoute trop faire ses phrases, j’ai apprécié l’énergie redoutable qui se dégage du livre, énergie portée par la musique, par le jazz, par le goût des mots.

Évidemment, seulement trois femmes ont droit à un nom, les autres n’étant que des visages. D’ailleurs, ces jeunes hommes aspirent seulement à rester entre eux et à faire des choses ensemble (sic).

 

D’instinct, il dériva vers la Fosse et, tout aussi naturellement, il y trouva une fille. Elle leur dénicha une chambre. L’âme de Banjo vibrait de se trouver dans ce milieu, au cœur de cette vie dont les remous venaient battre le bâtiment sombre et imposant de la mairie. Sur le quai du Port, là où les poissons et les légumes, les filles et les jeunes macs, les chats et les chiens bâtards, et mille autres choses se mêlaient, s’aggloméraient en un tourbillon de puanteurs et de viscosités.

 

Mais le banjo est l’instrument privilégié du Noir américain. Les notes nettes et sonores du banjo font partie de la musique bruyante de leur vie – elles représentent une affirmation de leur existence vivace au sein de la civilisation la plus grande et la plus tumultueuse du monde moderne.

 


MacKay est un auteur qui est souvent lu dans le cadre du "African American History Month Challenge", mais pour ma part, j'ai fait sa connaissance en tant que "auteur qui parle de Marseille" (on vous avait bien dit que Marseille, c'était le monde entier), ce qui est la cause de mon point de vue un peu décalé.

Le roman se passe dans le quartier le plus malfamé de Marseille, quartier dit réservé, dans les bars, les bordels et les rues de la ville. C’est le quartier qui a été détruit par les administrations allemandes et françaises en 1943. Ce roman qui s’inscrit en plein dans la littérature américaine est donc aussi un chapitre essentiel de la Marseillologie.

À la fin du roman, surgit Jake, le personnage de Home to Harlem (vous savez bien, Ingannmic en a parlé il y a quelques jours), accoudé à un bar en train de boire un verre.

 

C’est un roman avec beaucoup de musique. Vous pouvez notamment écouter Shake that thing et Stay, Carolina Stay.




10 commentaires:

  1. Je le lirai sans doute, j'ai beaucoup aimé l'énergie que dégage Retour à Harlem, et on la retrouve ici, visiblement. Dans "Retour..." aussi, il est question des noirs issus de différents territoires -les Antillais, les Africains, les Américains-, entre lesquels est établie une sorte de hiérarchie..

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    1. J'ai encore un titre de lui, qui se passe aussi à Marseille. Je verrai bien de quoi il s'agit.

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  2. Ta lecture et celle d'Ingannmic se complètent donc. J'aime bien aussi ton idée de lire successivement plusieurs romans ayant Marseille pour cadre.

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    1. Bah disons que j'essaie de me renseigner sur ma ville et son imaginaire quand même ! J'ai encore un p'tit stock de ce côté.

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  3. Entre vos deux chroniques, je ne sais quel titre choisir ... Mais je vais me fier au hasard d'une rencontre avec l'un des deux pour découvrir cet auteur.

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    1. Cela ne t'arrive jamais de fermer les yeux et d'attraper au hasard un livre dans la bibliothèque ?

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  4. ton héros aurait pu croiser Albert Londre?

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    1. McKay et Londre auraient pu se croiser (si Londre avait prêté attention aux noirs traînant sur les quais du port) en effet puisqu'ils se trouvaient en même temps à Marseille. Le contraste de ton entre les deux est frappant.

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  5. Merci pour cette présentation, c'est intéressant de voir des titres écrits par des auteurs Afro-Américains qui se situent ailleurs qu'aux Etats-Unis!

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    1. McKay a vécu plusieurs années à Marseille en effet (et je viens brutalement de me rappeler qu'il est de la Jamaïque, naturalisé USA) et sa rencontre avec les noirs des colonies européennes a nourri sa réflexion et son imaginaire.

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