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jeudi 26 juin 2025

« Mais pour la foi de quel Dieu combattez vous ? » insiste l’inquisiteur, mi-accusateur, mi-incrédule.

 

Carlo Ginzburg, Les Batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires aux XVIe et XVIIe sièclespublication originale 1966, traduit de l’italien par Giordana Charuty, édité en France par Flammarion.


J’ai lu, il y a quelques temps, Le Fromage et les vers, de la micro histoire à la recherche d’une mentalité populaire.

Ici, il s’agit du premier ouvrage de Ginzburg. Ce travail ne porte pas sur un individu mais sur le collectif. En compulsant toute une série de dossiers de l’Inquisition de la région du Frioul, près de Venise, aux XVIe et XVIIe siècles, apparaît le peuple des benandanti. Ces hommes disent voyager en esprit, pendant leur sommeil, et se battre contre des sorciers, fenouil contre sorgho, pour garantir de bonnes récoltes. Les inquisiteurs sont un peu interloqués, mais ne trouvent trace ni du diable ni du sabbat là-dedans.

Qu’est-ce que c’est cette histoire ?

Ginzburg élargit la focale et montre le lien entre ces croyances populaires, anciennes, développées à l’écart du christianisme, et d’autres, où les morts avancent en procession et où une déesse agraire préside à certains rites. C’est que l’on est dans un monde très pauvre et très rural, où le moindre aléas météorologique se traduit en grande misère. Face à ces croyances, qui leur sont totalement inconnues et qui se révèlent, par fragment, dans un procès-verbal, les inquisiteurs sont paumés et tentent de rapprocher les témoignages entendus de ce qu’ils connaissent, à savoir Dieu et Satan, avec un succès qui augmente au fil des années et de la dilution progressive des mythes anciens. 

Le procès contre Gasparutto et Moduco est le premier d'une longue série de procès contre les benandanti, hommes et femmes, qui affirment combattre la nuit contre sorcières et sorciers pour assurer la fertilité des champs et la prospérité des récoltes. Cette croyance, dont nous avons mentionné les origines rituelles possibles, n’est présente, à notre connaissance, en aucun des innombrables procès pour sorcellerie ou pratiques superstitieuses qui eurent lieu hors du Frioul.

Par ailleurs il est intéressant de noter la relative clémence ou négligence de l’Inquisition, d’une part parce qu’elle ne parvient pas à prouver le crime de sorcellerie et d’autre part parce que la République de Venise s’efforce de limiter le pouvoir de cette autorité concurrente.

Cavarozzi, Nature morte, 1614 Vaduz fondation Palatine


Un livre qui montre qu’il est possible d’approcher, même partiellement, des croyances populaires collectives, dont on croit volontiers qu’elles nous sont inaccessibles. Et qui questionne aussi le rôle de l’inquisiteur, qui n’est pas seulement une brute épaisse, mais qui essaie de comprendre (vaguement) des paysans frioulains.

Après l’échec des tentatives pour faire coïncider de force leurs confessions avec les schémas et les divisions des traités de démonologie, une certaine indifférence s’emparait des juges. Par contre, lorsque vers la seconde décennie du XVIIe siècle, les benandanti commencèrent à assumer les traits connus, codifiés, des sorciers participant au sabbat, l’attitude des inquisiteurs changea elle aussi, se durcit (relativement) et plusieurs procès se terminèrent par une condamnation légère.

Une émission récente sur le changement de perception à l'égard des guérisseurs à la fin du Moyen Âge, c'est presque exactement le sujet.



2 commentaires:

  1. Tu me donnes envie de recommencer à lire des essais historiques ! Je ne connaissais pas les benandanti... ou je ne m'en souvenais plus. Sur une thématique connexe, je connaissais l'œuvre de Robert Muchembled.

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