Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’Univers d’un meunier du XVIe siècle, traduit de l’italien par Monique Aymard, parution originale 1976.
De l’histoire. De la micro-histoire même.
C’est un procès de l’Inquisition, dans la région de Venise, à la fin du XVIe siècle. Un meunier défend une curieuse conception du monde devant des moines stupéfaits. D’où lui viennent pareilles idées ? Comment un meunier est devenu théologien et hérétique dans son village, en dehors de tout cercle savant ?
J’ai dit que, à ce que je pensais, tout était chaos, c’est-à-dire terre, air, eau et feu tout ensemble ; et que ce volume peu à peu fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent et ce furent les anges ; et la très sainte majesté voulut que ce fussent Dieu et les anges ; au nombre de ces anges, il y avait aussi Dieu, créé lui aussi de cette masse en ce même temps.
C’est un ouvrage classique de la discipline historique, que je souhaitais lire depuis longtemps. Le livre a fait date, car c’est l’un des premiers à relever de la micro-histoire : un cas individuel analysé finement, un témoignage décortiqué, pour réfléchir plus largement à un problème. On est loin de la méthode statistique, de la vaste fresque à l’échelle d’un territoire, de l’histoire politique.
De plus, Ginzburg revendique de pouvoir accéder à la mentalité d’un homme appartenant à la classe populaire, un de ceux auquel on pensait qu’il était impossible d’accéder. Les pauvres n’étaient que des statistiques et non des individus. Et connaître leurs croyances et leurs convictions serait impossible, à moins d’imaginer la culture populaire comme un décalque affadi, simplifié de la culture savante, ou de supposer que le peuple constitue une grande masse. Ici une fenêtre s’ouvre sur un meunier et sur sa conception du monde. Et nous mesurons l’écart – le gouffre – qui peut exister entre les données collectives sur la religion et la croyance d’un individu.
« Je parlerai tant que vous serez stupéfaits », avait-il promis aux habitants du village : et de fait, l’inquisiteur, le vicaire général, le podestat de Portoguraro devaient rester abasourdis devant un meunier qui exposait, avec tant d’assurance et d’agressivité, ses propres idées.
Et puis il y a l’individu, Menocchio, pétri de culture paysanne et de culture orale, deux cultures qui ne laissent aucune trace dans les archives, mais qui se transmettent et qui de temps en temps surgissent à la lumière du jour, à l’ébahissement des lettrés. J’avoue m’être perdue dans les considérations compliquées à propos de la nature de l’âme, de Dieu et du Saint Esprit. Le meunier revendique d’être le seul à défendre ses idées et sde ’être forgé son opinion tout seul, à partir de quelques lectures et de longues réflexions. Ginzburg tente de retracer l’origine de ses conceptions, depuis les bribes de lecture jusqu’aux déformations, appropriations et transformations.
Bien sûr, ce qui est intéressant, ce sont les questions. Les questions que l’on pose à un dossier d’un procès de l’Inquisition pour travailler sur un tout autre sujet (un sujet déjà vu sur ce blog, il était alors question d’Inquisition, d’esclavage et de mariage).
Un regret : et pourquoi les citations latines ne sont-elles pas traduites ?
Qu’un meunier comme Menocchio en soit arrivé à formuler des idées aussi différentes des idées courantes sans aucune influence extérieure parut invraisemblable aux inquisiteurs. On demanda aux témoins si Menocchio avait « parlé sérieusement ou s’il avait plaisanté, ou bien s’il avait eu l’air de répéter ce que d’autres avaient dit » ; à Menocchio on demanda de révéler le nom de ses « complices ». Mais dans les deux cas la réponse fut négative.
J’ai comme idée que le personnage du père de Tyll dans Tyll Ulespiègle s’inspire de Menocchio.
S. Rosa, Autoportrait, Strasbourg BA
Alors là... complètement inconnu!
RépondreSupprimerJe t'assure que c'est une star chez les historiens !
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