La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 3 juillet 2025

C'est à cause de ses bavardages qu'il est ici.

 

Ivo Andrić, La Cour maudite, publication 1954, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, édité en France par Noir sur blanc.

Un petit livre ; une agréable lecture.

Au début du roman, dans un coin paumé de Bosnie, un moine vient de mourir et ses frères font l'inventaire de ses affaires. L'un d'eux se remémore les histoires qu'il racontait, souvenirs d'un lointain séjour dans une prison de Constantinople.

Avec une telle façon de raconter, il restait évidemment des vides et des éléments inexpliqués, mais le jeune homme n'osait pas interrompre le récit pour revenir à eux et poser des questions. Chacun a en effet le droit de raconter à sa guise.

On est à une époque pas très bien définie, quelque part au XVIIIe ou au XIXe siècle. Fra Petar, le moine, passe deux mois dans cette cour fermée, avec un gardien-chef grotesque qui fait régner la terreur, et il se lie d'amitié avec d'autres hommes, échoués là comme lui. C'est que Fra Petar sait écouter. Certains ne disent pourtant rien. D'autres racontent des histoires de femmes. Un homme égaré parle, parle, parle à n'en plus finir, racontant le vrai et le faux. Un jeune homme cultivé de Smyrne raconte l'histoire extraordinaire d'un frère de calife exilé.

Y arrive et y transite tout ce qui est quotidiennement arrêté dans cette ville étendue et surpeuplée, pour cause de délit ou suspicion de délit ; des délits, il y en a beaucoup et de toutes sortes, et la suspicion, elle, se diffuse activement, en long, en large et en profondeur.

En environ 120 pages, Andrić dresse le paysage de cet empire autoritaire et paranoïaque, mais où les hommes semblent s'enfuir eux-mêmes dans leur propre monde de mots, chacun campant un personnage. De Constantinople Fra Petar aura seulement une vision fugitive et nocturne, empreinte de mélancolie.

Grosz, Trois prisonniers jouant aux cartes, 1928, Stiftung Stadtmuseum Berlin

C'est l'hiver, la neige a tout recouvert jusqu'aux portes des maisons, enlevant aux choses leur forme réelle et ne laissant partout qu'une seule couleur et une seule apparence. Dans cette blancheur, le petit cimetière a lui aussi disparu, et seuls les sommets des plus hautes croix émergent de la neige profonde.

C'est le début.

Mais il parlait avec la même vivacité et le même sens du détail de la vie à la Cour en général et des individus intéressants, ridicules, pitoyables, dérangés qui y vivaient ; ils lui étaient plus proches et il les connaissait mieux que les bandits, les assassins et les sinistres criminels qu'il avait évités autant qu'il avait pu.

J'aime bien la petite confusion possible entre la Cour (maudite, celle de la prison) et la Cour (royale, celle du sultan). On a une microsociété avec ses personnages phares et ses figurants de l'arrière-plan, ses lois secrètes et ses préceptes.


Ivo Andrič  sur le blog (tous les livres sont traduits par la même traductrice) :
Le Pont sur la Drina qui m'a laissée sur ma faim.
La Chronique de Travnik qui m'a beaucoup plu.
J'ai essayé de lire Les Contes de la solitude, mais je n'ai pas accroché. Je sais pourtant que le recueil a rencontré un certain succès.


1 commentaire:

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