La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 9 octobre 2023

En un mot, l’époque ne promettait rien de bon.

 


Ivo Andrić, La Chronique de Travnik, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, parution originale 1942.

 

En 1806, la rumeur se répand : Napoléon va nommer un consul à Travnik, c’est-à-dire une petite ville de Bosnie où réside le vizir turc. Qui dit consul français, dit consul autrichien, forcément. C’est ainsi que débute l’ère des consuls, qui s’achèvera en 1814.


Les événements éclataient de tous côtés, se bousculaient et se heurtaient les uns aux autres dans toute l’Europe et dans le grand empire Ottoman, parvenant même jusqu’à cette vallée encaissée où ils s’arrêtaient comme des torrents ou des alluvions.


Ce bon gros roman historique (670 pages quand même) se lit étonnamment bien. Nous suivons la difficile vie de Daville, le consul français, dans cet endroit hostile, à l’hivers interminable, à la population incompréhensible, à une époque incertaine et angoissante. C’est que Daville a traversé la fin de l’Ancien régime, la Révolution, la Constituante et la Terreur, les débuts de Bonaparte. Il est sans cesse fatigué de ces nouvelles guerres qui ne semblent jamais devoir s’arrêter. D’autant que les sultans et vizirs ottomans se succèdent, accompagnés de leurs mamelouks ou de leurs janissaires, qu’ils ne sont guère aimés des Turcs locaux, mais encore moins des bosniaques, sans oublier les catholiques (qui détestent les jacobins) et les orthodoxes (qui attendent la Russie), ni les fous, ni les ivrognes, et cet étrange homologue autrichien.


Lorsque après neuf milles de route il s’arrêta dans le défilé rocheux qui domine la Misa et qu’il embrassa du regard le désert de pierre qui s’ouvrait devant lui ainsi que les rochers abrupts couleur de plomb, éclaboussés de rares touffes de végétation grisâtre, il fut assailli par un souffle, venant du côté bosniaque, le silence inconnu d’un monde nouveau.


C’est le bout extrême de l’Empire sur ces routes de montagne, c’est la fin de l’Occident (en plein empire ottoman, il est légitime de parler de l’Orient pour désigner la Bosnie, mais c’est un peu décalé pour notre époque). Les consuls, français et autrichiens, le vizir, ne sont-ils pas tous un peu en exil dans ce pays hostile ? Ils finiront par s’en aller, par poursuivre leur carrière ou être relégués dans un coin de steppe, et la petite ville reprendra son cours.

A. Flandrin, Portrait d'homme,1834 privé

Ce roman m’a paru plus réussi que Le Pont sur la Drina. Si l’on y retrouve la même mélancolie et la même tristesse devant l’inexorable délitement des vies et des sociétés, le texte est moins répétitif. Plusieurs personnages sont dignes d’intérêt et nous suivons leur destinée avec plaisir.

Andrić écrit en 1942. Il laisse la parole de la fin à un long monologue prononcé par un juif, dont la famille a fui l’Andalousie il y a longtemps et qui a échoué là, sous la coupe des vizirs, des gens qui parlent mal toutes les langues de la région, mais parviennent à s’accrocher à la montagne, des exilés qui aideront la France jacobine en déroute.

 

L’on ne pouvait s’abriter nulle part du vacarme et du bruissement de ces eaux, ni se protéger du froid et de l’humidité qi s’en dégageaient, car ils pénétraient dans les pièces et se glissaient dans les lits. Chaque être vivant ne se défendait plus que par sa propre chaleur, la pierre dans le mur suait d’une sueur froide, le bois devenait glissant et cassant. Devant cet assaut mortel de l’humidité, tout se contractait, se rétractait et prenait la forme offrant la meilleure résistance ; la bête se blottissait contre la bête, la graine se taisait dans la pierre, les arbres trempés et transis cachaient leur souffle retenu dans leur sève et leurs chaudes racines.

 

Daville regardait avec admiration ce monument de douleur qui mentait si tranquillement et si dignement. Ce que le vizir disait allait totalement à l’encontre de la réalité, mais le calme et la dignité avec lesquels il le disait constituaient en eux-mêmes une puissante et provocante réalité.

 

Ayant déjà lu Le Pont sur la Dina, je vais pouvoir à mon tour me tourner vers les récits beaucoup plus courts d’Andrić, qui ont déjà été lus sur d’autres blogs.

Ce billet est une lecture commune avec Passage à l'Est qui a lu les Contes de la solitude. La LC marque l'anniversaire de l'auteur.

 


14 commentaires:

  1. Bon, j'ai encore raté une LC, bah pas grave je peux noter pour le mois de l'est...

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    1. On n'avait pas vraiment communiqué sur le sujet. Et de toute façon il est intemporel.

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  2. Ah mais tout s'explique ! Je viens en effet de voir le billet de Passage à l'Est!.. j'ai eu la chance de gagner un exemplaire des Contes de Belgrade lors de la dernière édition du Mois de l'Europe de l'Est, je le garde pour mars 2024 !

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    1. J'aimerais bien lire ses textes courts à présent. On verra si je trouve celui-ci.

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  3. j'ai tenté à deux reprises de lire le Pont sur la Drina mais sans succès je n'ai pas réussi à accrocher, je note celui là car j'ai malgré tout envie de lire l'auteur on verra si j'ai plus d'attrait pour lui

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    1. Il y a aussi des contes et des nouvelles (de la solitude, de Belgrade, au moins 2 recueils) qui ont l'air bien également.

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  4. Que dire? J'avais déja envie de lire La chronique de Travnik, et j'en ai toujours envie à la lecture de ton billet (merci d'avoir aussi lu Andric!). C'est curieux à quel point Le pont sur la Drina fait l'unanimité quand il s'agit de recommander LE livre à lire avant de partir dans les Balkans/en Bosnie, et à quel point il ne fait pas l'unanimité quand il s'agit de le lire jusqu'au bout. Moi-même, je me souviens d'avoir été enchantée au début, et lassée à la fin mais il faudra que je le relise (entre deux volumes de nouvelles) pour me rappeler pourquoi.

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    1. C’est long et répétitif, un peu déterministe aussi. Alors que celui-ci est plus riche dans ses personnages et ses points de vue.
      Nathalie

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  5. Tu en parles tres bien. J'ai adoré ce roman des marges, entre Orient et Occident, dans cette Bosnie, doublement provinciale (entre Europe et Turquie, dont elle est à la fois la marge), et qui révèle tant de ces centres éloignés où se decide son destin, mais dans un temps tout aussi provincial. La chronique de Travnik est avec La Marche de Radetsky de Roth, à peu près pour les mêmes raisons (l'Empire vu de la périphérie), le sommet du roman historique pour moi.

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    1. Ah tu renforces mon envie de le lire ! C’est très vrai tout ce que tu dis sur ce monde des confins.
      Nathalie

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  6. j'ai déjà lu 4 livres de cet auteur et tous aimé, il me manque celui-ci. Ce sera pour les Lectures de l'Est 2024.

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  7. J'ai lu Les contes de la solitude dans le cadre du mois de l'Europe de l'Est, l'an dernier et je n'ai pas été entièrement séduite. Je pensais peut-être lire ensuite Le Pont sur la Drina

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    1. Nous sommes plusieurs à ne pas trop apprécier Le Pont, j'espère qu'il te plaira. La chronique de Passage à l'Est sur Les Contes de la solitude me parle, j'ai l'impression que ce recueil est complémentaire du roman.
      nath

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