La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 31 juillet 2025

Je me demande combien il faut de générations pour qu'une peur disparaisse des mémoires.

 

Nathacha Appanah, La mémoire délavée, au Mercure de France en 2023 (et aujourd'hui chez Folio).

Appanah explore et s'interroge : qui étaient ces arrières-arrières (?) grands-parents venus d'Inde, débarqués sur l'Île Maurice avec leur fils en 1872, pour travailler dans une plantation de canne à sucre ? Non pas esclaves, mais guère mieux. On connaît ce système qui fait venir des gens d'une colonie à une autre, corvéables à merci. Mais ils s'installent et font souche et leurs descendants mêlent le telugu au créole, à l'anglais au français. Au cœur du livre, il y a les grands-parents paternels d'Appanah, leur vie et leur maison, leurs habitudes, leur façon de manger et de parler.

Quand revient le temps des étourneaux qui se déploient dans le ciel pour dessiner des figures liquides et mouvantes, je vois gonfler et se former une dame-jeanne.

Puis un chapeau épais qui lentement se mue en voile qui bat au vent, s'éloigne et disparaît. J'essaie de décrypter le ballet des étourneaux comme je décrypterais un rébus, en espérant que chaque tableau soit un mot, et, mis bout à bout, ces mots forment une phrase et soudain, cette phrase serait ma première, mon évidence.


L'autrice réalise aussi que bien souvent ce que l'on sait de ses ancêtres se réduit à quelques phrases stéréotypées, qui renvoient sans doute à un événement, à de longues conversations, que le silence et les années ont englouti. Elle se demande si c'est bien pertinent de chercher à en savoir plus. Faut-il vraiment chercher à approfondir la dure vie des plantations, la promiscuité, le rôle de l'administration britannique, ou se contenter de bribes de mémoire et d'objets symboliques, à partir desquels on peut tisser une histoire ? Pourquoi plaquer des mots qui risqueraient d'être faux sur des existences dont on ne sait pas grand-chose ?

Gudgeon, Leaf Spirit, 2018 Kew garden

Mon trisaïeul porte le numéro 358444, il avait 45 ans. Ma trisaïeule avait 39 ans, les autorités britanniques lui attribuent le 358445 et leur fils, âgé seulement de 11 ans, est le numéro 358448. Ces numéros me bouleversent, je sais qu'ils devaient les retenir ou les avoir sur eux comme laissez-passer quand ils se déplaçaient hors de la plantation de champs de canne. Ce sont ces chiffres qui les identifient d'abord et avant tout, par leur nom qui est trop compliqué, pas leur visage qui ressemble à tant d'autres, pas leur langue que personne ne comprend vraiment.

Mon esprit les a lavés, ces ancêtres, essuyé leurs visages, coiffé leurs cheveux, habillés de vêtements propres, éloignés des cales de bateaux et de la perspective du labeur quotidien des champs de canne. C'est une image presque proprette. C'est une mémoire délavée.

Souvent j'ai essayé de comprendre ce détachement : pendant le temps éclair de la jeunesse, il y a, n'est-ce pas, tant d'autres choses à entreprendre que regarder en arrière, tant de langues à apprendre que retrouver celle de ses ancêtres, tant de nouveaux visages à aimer que de débusquer ceux à qui vous ressemblez sur les planches d'archives.

Un petit livre (à peine 150 pages), illustré par les photos de la famille.



6 commentaires:

  1. Il me tente, ce petit livre, déjà feuilleté à plusieurs reprises en librairie (les photos, ça attirent d'autant plus...). Et je vois que tu lis Typhon, ça décoiffe hein ?!

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    1. Le bateau vient tout juste de quitter le port, mais oui j'anticipe un book trip en mer un peu agité !

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  2. Une interrogation sur la mémoire qui me plairait bien, à priori, même si l'autrice m'agace, je ne sais pas pourquoi ...

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    1. Ses autres textes ne m'intéressent pas, j'avoue. Mais celui-ci est à la autobiofamilial et poétique.

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  3. Envie de connaître cette autrice qui a toujours échappé à mes lectures

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    1. C'est le seul titre que j'ai lu, les autres ne me tentent pas trop. Tu nous diras.

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