La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 2 décembre 2025

Elle n'est pas du tout un écrivain, en réalité ; elle n'est qu'une excentrique douée.

 

Michael Cunningham, Les Heures, parution originale 1998, traduit de l'américain par Anne Damour, édité en France par Belfond et Points.

Une variation autour de Mrs Dalloway ? C'est plus que cela.


Le roman articule trois moments, qui finissent peut-être par entretenir un lien entre eux. En 1923 Virginia Woolf est en train d'écrire Mrs Dalloway, mais elle oscille entre ses terribles douleurs et l'exigence de la normalité. Elle a envie de retourner à Londres (on peut s'extasier sur le banc dans le jardin, mais ce n'est pas là que tout se passe). En 1949, Laura, à Los Angeles s'efforce de vivre une journée de mère au foyer parfaite, alors qu'elle meurt d'envie de poursuivre la lecture d'un roman, Mrs Dalloway, et qu'elle rêve d'une vie autre, à l'écart, avec des rêves dedans. En 1999, Clarissa, new-yorkaise bourgeoise, s'apprête à donner une réception en l'honneur de son ami Richard. Elle s'interroge sur la vie qu'elle aurait pu avoir avec Richard et qu'elle n'a pas eue, sur la vie qu'elle a avec Sally et avec sa fille.
(En 2025, Nathalie qui a déjà lu trois fois Mrs Dalloway se décide à le racheter, mais dans une autre traduction, dans l'idée de redécouvrir le roman qu'elle connaît. Nathalie ne rêve plus trop à la vie qu'elle n'a pas eue.)

Mrs Dalloway dit quelque chose (quoi ?) et partit acheter les fleurs.
C'est un faubourg de Londres. En 1923.
Virginia se réveille. Ce pourrait être une autre façon de commencer, certes ; avec Clarissa qui part faire une course un jour de juin, au lieu des soldats qui vont en rang déposer une couronne à Whitehall.

Certes les clins d'oeil au roman sont nombreux (Meryl Streep remplaçant la reine d'Angleterre), mais ce sont davantage des points de rendez-vous avec une œuvre qui sert de guide aussi bien à Cunningham qu'à ses personnages.

J'ai beaucoup aimé cette lecture, engloutie le temps d'un voyage entre la Normandie et Marseille. J'apprécie les réflexions légères et cruelles, tendres et réalistes, sur la vie et ses atermoiements, ses aller-retour et la fuite du temps. On se focalise sur les moments de bascule, ou du moins ceux que l'on perçoit comme tel, des petits instants décisifs où toute l'existence se jouerait (ou pas, parce que chacun peut suivre naturellement sa voie). Comment les années passées, les habitudes, les liens avec les personnes, conditionnent les années futures, les rencontres que l'on fera, les voyages que l'on réalisera, combien il est difficile de rompre avec un passé, que l'on soit écrivain ou mère au foyer ou intellectuelle bobo.

Elle ne se lamentera pas sur ses possibilités gâchées, ses talents inexplorés (et si elle n'avait aucun talent, après tout ?). Elle va continuer à se consacrer à son fils, à son mari, à sa maison et à ses tâches, à tout ce qu'elle a reçu. Elle désirera vraiment ce second enfant.

C'est aussi un roman hanté par la mort et le suicide, suicide réel, ou suicide tentation, comme une échappée, un ultime pas de côté. Manière aussi de rappeler que les romans de Woolf sont hantés par la guerre, présente sans cesse à l'arrière-plan, plus ou moins proche.

Fougeron, Les Coings ou La Cuisinière endormie 1947, Roubaix Piscine


Elle se sent un court instant merveilleusement seule, tout est encore devant elle.

Ce que la littérature apporte dans nos vies, une fenêtre sur un ailleurs ou un possible (ou sur un impossible), une soupape pour tenir, un espoir, une échappatoire aussi.

Il reste à acheter les fleurs. Clarissa feint d'être exaspérée (encore qu'elle ne déteste pas faire ce genre d'achats), laisse Sally ranger la salle de bains, et sort hâtivement, promettant d'être de retour dans une demi-heure.

C'est à New York. À la fin du XXe siècle.
C'est après le prologue.

Nous donnons nos réceptions ; nous abandonnons nos familles pour vivre seuls au Canada ; nous nous escrimons à écrire des livres qui ne changent pas la face du monde, malgré nos dons et nos efforts obstinés, nos espoirs les plus extravagants. (...) Mais il y a ceci pour nous consoler : une heure ici ou là pendant laquelle notre vire, contre toute attente, s'épanouit et nous offre tout ce dont nous avons jamais rêvé.

Vous êtes prévenus : attendez-vous à une relecture de Mrs Dalloway.


2 commentaires:

  1. Pfff, j'ai lu ce roman de Cunningham, forcément , et beaucoup aimé. Mrs Dalloway c'était en gros au même moment. Mais maintenant ton billet m'a donné envie de les relire (oui, les deux, soyons fous)
    (et comme je l'ai lu en VO, pas de problème de nouvelle traduction ^_^)

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    1. C'est pas une "nouvelle" traduction même si elle est plus récente que celle de Folio. Mais oui, je trouve que c'est une bonne idée de relire le livre, avec ce petit regard neuf.

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