Alexandra David-Néel, Voyage d'une Parisienne à Lhassa, publication originale 1927, lu dans l'édition Plon.
Tout n'est pas dans le titre, encore qu'il laisse entendre quelque chose du tempérament de l'autrice, véritable personnage en soi.
Donc en 1924, alors que le Tibet est interdit aux étrangers*, notre héroïne décide de rejoindre Lhassa, la capitale, incognito, et à pied. Elle n'est pas seule, elle est accompagnée du jeune lama Aphur Yongden, son fils adoptif, essentiel à la réussite du projet. Aucune escorte, aucun guide, aucune carte, rien d'occidental (pas d'appareil photo, pas de quoi prendre des notes, aucun élément de confort), ils sont déguisés en pèlerins mendiants, pauvre lama accompagné de sa vieille mère (56 ans en réalité). Crasse sur la peau, faux cheveux en poils de yak, bonnet dissimulant le visage (bon, elle n'avait pas les yeux gris clair) et discussions uniquement en langue locale, de peur d'être surpris.
Tournant le dos à la sublime demeure des divinités qu'ils étaient venus de si loin pour les révérer, leur attention se concentrait uniquement sur leur repas.
Le livre raconte cette épopée grandiose, faite de petits pas sur des chemins dans la montagne et les hauts plateaux, d'abord la nuit de peur d'être vus, puis de jour, comme tout pèlerin miteux. Ils mendient leur nourriture et partagent la vie des Tibétains les plus simples, ceux qui dorment avec les bêtes, mangent ce qu'on leur donne, etc.
Le Tibet est alors à moitié indépendant, à moitié sous la coupe britannique, théocratie religieuse étonnante où la modernité est tout juste présente sous la forme de fusils vendus aux soldats des dirigeants. L'extrême majorité des habitants n'est jamais partie à l'étranger et n'a jamais vu d'Occidentaux, la diversité ethnique du pays permettant alors facilement de faire croire que les deux intrus proviennent d'une région particulièrement reculée.
Ce jour-là, j'avais mendié en chantonnant des formules pieuses de porte en porte, suivant la coutume des pèlerins nécessiteux. Une brave femme nous fit entrer chez elle, Yongden et moi, pour nous donner à manger. Le repas se composait de lait caillé et de tsampa. L'usage veut que le lait d'abord, la tsampa ensuite, soient versés dans l'écuelle de bois que tout Thibétain pauvre porte toujours avec lui, et le mélange se fait alors avec les doigts.
Ici David-Néel met de côté tout son savoir érudit sur le bouddhisme et sur les langues, se plongeant au plus près du quotidien des paysans et des autres pèlerins. Elle raconte leurs coutumes pas vraiment dans l'orthodoxie bouddhique (et j'avais mal mesuré l'immense diversité de cette religion avant ma lecture), celles qui animent la vie ordinaire et les paysages extraordinaires du Tibet. Elle est ainsi la témoin de la religiosité tibétaine sous toutes ses formes, savante ou populaire, qui habite le paysage à chaque étape comme autant de signes de la présence humaine, un paysage à nul autre pareil.
Consciente de son exploit, elle met volontiers l'accent sur les péripéties, le désir d'aventures, la curiosité. Par peur d'être repérés et arrêtés, nos deux voyageurs choisissent les trajets les plus longs ou les plus déserts, s'exposant à mourir de faim ou à être en proie aux brigands. Ils passent par les régions les plus reculées.
Je note que David-Néel voit une panthère des neiges et n'en fait pas tout un laïus.
| Tibet, Le dieu tutélaire Hevajra et sa parèdre Nairatmya, 16e siècle, laiton, Guimet |
Découvrir une cachette n'était pas chose facile, nous nous trouvions sur le versant roide d'une sorte de redan n'offrant pas un pouce de terrain plat ; tout ce que nous pûmes faire, fut de nous tirer des éboulis et de nous accroupir sous les arbres en sol plus ferme. C'est dans cette situation incommode, osant à peine bouger de crainte de rouler en bas de la pente, que nous passâmes la première journée bénie de notre merveilleux voyage.
J'ai vécu pendant plusieurs années, au pied des neiges éternelles, comme dans les solitudes herbeuses de la région des grands lacs, la vie étrange et merveilleuse des anachorètes tibétains ; j'en connais le charme spécial, et tout ce qui s'y rapporte éveille immédiatement mon intérêt. Tandis que mes yeux restaient fixés sur les palais de rocs, une conviction intuitive me venait peu à peu ; quelqu'un vivait là.
Très loin, parmi la silencieuse immensité blanche, un minuscule point noir se mouvait lentement, semblable à un insecte lilliputien grimpant avec effort le long de l'énorme plateau incliné. Plus qu'aucun des nombreux site grandioses et terrifiants que j'avais contemplés jusque-là au « Pays des Neiges », ces glaciers géants et cette vaste étendue morne soulignaient la disproportion écrasante existant entre la fantastique région des hautes cimes et les chétifs voyageurs qui avaient osé s'y aventurer, seuls, au cœur même de l'hiver.
* Le livre ne possède pas de véritable introduction historique (c'est nul) et quand on le lit en 2025, on peut croire que c'est la Chine qui impose ce blocus. Mais non, c'est l'empire britannique.
Wikipedia m'apprend que David-Néel a fait renouveler son passeport à l'âge de 100 ans, comptant repartir au Tibet. Voilà, c'est un modèle pour nous. Les filles, faut jamais renoncer !
Prochaine étape : visiter sa maison à Digne.
Un podcast pour faire connaissance avec elle.
| Tibet, Le dieu tutélaire Hevajra et sa parèdre Nairatmya, 16e siècle, laiton, Guimet |
Bon, ça va, s'il y a voyages et découvertes (rudes) ça va, je craignais trop d'envolées sur le bouddhisme. Oui, je savais pour son passeport, quelle femme!
RépondreSupprimerComment ça, tu ne l'as jamais lu ? Mais tu es totalement dans la cible enfin !!!
SupprimerJ'ai lu Alexandra David-Néel quand j'étais étudiante mais à l'époque je n'avais pas vraiment accroché à son style d'écriture.
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