La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



vendredi 20 juin 2014

Et chaque homme a honte de son visage entaché de sommeil.


Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1958.

J’avais lu ce livre il y a une quinzaine d’années, je gardais le souvenir d’une belle lecture, malgré un côté mystérieux (dû à mon ignorance en matière d’histoire romaine). Comme je suis très admirative du Panthéon, je m’étais réjouie de cette relecture. Mais je suis pourtant dubitative.
Ce n’était sans doute pas des conditions idéales de lecture : beaucoup de travail et peu de temps pour se concentrer, une pause à cause des vacances. Autre erreur fondamentale : en avoir profité pour ressortir un vieux Dossier de l’archéologie sur Hadrien. Cela m’a conduit à interroger la question de la « vérité », ce qui est peu littéraire et pas très satisfaisant.

Je voulais le pouvoir. Je le voulais pour imposer mes plans, essayer mes remèdes, restaurer la paix. Je le voulais surtout pour être moi-même avant de mourir.

Yourcenar a vampirisé Hadrien et je pense qu’aujourd’hui aucun archéologue ne peut travailler sur l’empereur sans devoir se positionner par rapport à ce texte. Je délaisse donc les informations historiques (Wikipedia fait ça très bien) ou le cours d’architecture.

Le Panthéon
Yourcenar fait un roman, car elle recrée un homme derrière les inscriptions et les marbres. S’appuyant sur un important matériel historique, elle cherche la vérité de l’être humain. La trajectoire philosophique d’Hadrien, ses croyances, ses souvenirs, ses rêves, ses amours, ses regrets sont son sujet, plus que ses réalisations d’empereur qui sont évoquées comme un arrière-plan. Hadrien n’est pas extrêmement sympathique avec ses certitudes, mais il est fascinant de constater la façon dont il se colle peu à peu au personnage d’empereur que l’on attend de lui. Ce héros a conscience qu’en lui coule l’histoire d’un empire et du monde et toute une destinée d’hommes.

Une note de Yourcenar dit : « Naguère, j’avais surtout pensé au lettré, au voyageur, au poète, à l’amant ; rien de tout cela ne s’effaçait, mais je voyais pour la première fois se dessiner avec une netteté extrême, parmi toutes ces figures, la plus officielle à la fois et la plus secrète, celle de l’empereur. Avoir vécu dans un monde qui se défait m’enseignait l’importance du Prince. »
Effectivement, ce n’est pas récit personnel, faits d’émotions. L’individu s’efface derrière la fonction et Hadrien raconte comment il crée sa figure d’homme d’État. Pas question ici d’une histoire secrète type « les amours des puissants » même si l’histoire sensuelle et intime constitue les rares pages bouleversantes du livre. Il s’agit de faire cohabiter des envies et des devoirs, de modeler un monde, d’exercer le pouvoir, sans détailler le fonctionnement de l’administration impériale ou les réformes. Hadrien sait comme Yourcenar que le monde est instable, que les individus et les villes meurent. Il faut gouverner, organiser, créer de la ville dans le désert, bâtir des murs et des bornes.

Intérieur du Panthéon
Un point très fort du livre est que ces « mémoires » semblent non écrites mais prononcées tout à la fin de la vie d’Hadrien, voire à la seconde même de sa mort. Un flot englobe le passé proche et lointain et un peu l’avenir. L’empire, vu depuis l’agonie, semble finalement peu de choses. Cela donne aussi toute son émotion au livre, qui est un discours tenu du point de vue de la mort. Les 300 pages un peu froides du roman se brisent sur la voix d’Hadrien et sur ces vers pleins de douceur et d’émotion retenue. 
Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…
Le livre se clôt sur l’inscription gravée sur son tombeau. Le roman est la longue complainte d’un mourant, aboutissant à un magnifique tombeau.

Il y a un étrange contraste entre un personnage qui proclame sa sensualité et une langue assez froide. Seul Antinoüs donne lieu à une évocation très sensible.
Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordres se coucha sur ma vie.

Le tombeau d'Hadrien (oui, le château Saint-Ange)
C’est tout de même un livre difficile à lire. La langue a tout à la fois une certaine précision et lourdeur. Le lecteur se perd un peu dans les considérations philosophiques et peut être déçu de ne pas en apprendre plus sur le personnage historique d’Hadrien. Yourcenar se revendique de Racine et ce n’est pas un hasard à mon avis. Investir un personnage historique, s’intéresser à un homme plus grand que l’ordinaire pour ses positions, c’est aussi le XVIIe siècle.

Le monde las de nous se chercherait d’autres maîtres ; ce qui nous avait paru sage paraîtrait insipide, abominable ce qui nous avait paru beau. Comme l’initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. Je voyais revenir les codes farouches, les dieux implacables, le despotisme incontesté des princes barbares, le monde morcelé en états ennemis, éternellement en proie à l’insécurité. D’autres sentinelles menacées par les flèches iraient et viendraient sur le chemin de ronde des cités futures ; le jeu stupide, obscène et cruel allait continuer, et l’espèce en vieillissant y ajouterait sans doute de nouveaux raffinements d’horreur. Notre époque, dont je connaissais mieux que personne les insuffisances et les tares, serait peut-être un jour considérée, par contraste, comme un des âges d’or de l’humanité.

Lecture LCA, j'ajouterai les liens de toute le monde au fur et mesure et ferai un récapitulatif le 15 juillet. Dans le même cadre, il y aura Quo Vadis

9 commentaires:

  1. Après avoir lu ton avis cela me fait un peu peur pour ma lecture à venir (je ressors tout juste d'un léger passage à vide de lecture), mais je vais quand même le lire et surtout partir libre de toute pensée historique ou d'attentes sur ce personnage. Ensuite, j'irai dans l'arène avec "Quo Vadis".

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  3. Je garde un excellent souvenir de ce livre que j'ai abordé sans connaissances historiques particulières. J'ai cherché à en savoir plus après.

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    1. Je crois que j'avais beaucoup aimé ma première lecture. Le fait de connaître beaucoup moins de choses que maintenant rendait le livre plus mystérieux, je crois même que je parlerais d'orientalisme dans le plaisir que j'y avais trouvé. On verra si je le relis dans 20 ans !

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  4. Je l'avais abordé à peu près comme toi et en garde à peu près le même souvenir.
    Je l'ai rapatrié chez moi, il ne me reste plus qu'à me replonger dedans. Pour ma part, je pensais le prendre comme un roman, sans chercher à le raccrocher à des connaissances que je n'ai de toute façon pas. On verra si je suis plus positive que toi!

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    1. C'est mieux de le prendre en dehors de toute source historique je pense, tu as raison.

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  5. Voici enfin mon avis sur cette lecture!
    http://deslivresdesfilsetunpeudefarine.wordpress.com/2014/07/07/memoires-dhadrien-marguerite-yourcenar/

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