La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



vendredi 14 novembre 2014

Naître dans cette famille fut une erreur impardonnable, oui.

Jaume Cabré, Confiteor, traduit du catalan par Edmond Raillard, publication originale 2011, édité en France chez Actes Sud.

Je suis responsable : confiteor.

Un roman incroyablement prenant ! Se plonger dans ses 770 pages est un pur plaisir de lecture.

Le narrateur, Adrià, écrit à la fin de sa vie. Le lecteur comprendra peu à peu à qui il s’adresse. Il raconte sa vie et surtout le poids d’une enfance rigide, entièrement dirigée par ses parents. Petit garçon enfoui sous les études, il n’apprendra que sur le tard les sources de la fortune familiale. Ce sera alors l’occasion de s’interroger sur le Mal. On passe par toutes les étapes terrifiantes du XXe siècle dans ce parcours.

Dehors, la neige couvrait les parties honteuses de la terre d’un linceul épais et froid.

La vraie originalité du livre, plus que l’enchâssement des récits (comme Laurence Sterne ou John Barth), ce sont les limites mouvantes des récits. Le petit garçon parle à ses figurines de shérif et d’Indien, puis ensuite vient l’histoire d’un violon depuis le bois de l’arbre jusqu’à son dernier propriétaire. Adrià se confond avec un moine des siècles passés, et puis un Inquisiteur et un officier SS se partagent les mêmes paroles. Il ne s’agit pas d’allers et retours entre un passé et un présent, ou entre une autobiographie et des rêves, mais de l’imbrication entre des univers et des individus qui peuvent se confondre dans un lieu ou une pensée ou dans un même moment. Adrià alterne entre première et troisième personne, hésitant entre se raconter et se juger (ce qui m’a lointainement rappelé Christa Wolf et sa Trame d’enfance). Il est à la fois ce qu’il fait et ce qu’il imagine, ce qu’a fait son père et ce qu’il pense de son père. J’ai eu l’illusion d’avoir affaire à un vrai être humain, pas très compréhensible et à l’intériorité compliquée, dont les souvenirs, les rêves, les imaginations, les regrets se mêlent à égalité.
Barcelone, marché de la Boquerìa, M&M.
Il n’avait aucun droit de fouiller dans la vie d’un homme bon comme Max. Et peut-être que celui-ci ne savait rien. Parce que les secrets de Sara ne pouvaient pas appartenir à tout le monde. Quel dommage : j’aurais pu t’aider à porter ta douleur. Ça m’a l’air un peu prétentieux. À en porter une partie. J’aurais aimé être ton refuge et je n’ai pas pu l’être ; je n’en savais pas assez. Tout au plus ai-je été capable de t’épargner quelques averses éparses, mais aucune tourmente.

Contrairement à ce que l’on peut penser, le lecteur n’est pas perdu. Car il s’agit bien d’un univers personnel humaniste qui fonctionne en autonomie. Il n’est pas non plus submergé par les références à Auschwitz ou au franquisme, car c’est le sort d’un violon ou d’une petite fille qui va l’intéresser.

Ce roman m’a immédiatement plu par son intensité et sa cohérence. La petite chose touchante : la référence ténue aux Mémoires d’Hadrien.
 
Vue sur Barcelone. M&M
Enfin, la formidable description du rangement de la bibliothèque comme un nouvelle création du monde, en voici un extrait : 
Et ainsi les deux hommes sages décidèrent qu’il laisserait dans le bureau les manuscrits et les incunables qu’il achèterait, les objets fragiles, les livres de ses parents, les disques, les partitions et les dictionnaires d’usage le plus fréquent, et ils séparèrent les eaux d’en bas de celles d’en haut et ainsi fut fait le firmament avec ses nuages, séparé des eaux de la mer. Dans la chambre des parents, qu’il avait réussi à faire sienne, ils placèrent la poésie et les livres de musique, et il fit s’écarter les eaux d’en bas afin qu’il y eût un lieu sec et il lui donna le nom de terre, et il nomma les eaux mers et océans.

Voilà ce que donne le tressage patient et délicat des textes et des langues !





4 commentaires:

  1. Ah oui, l rangement de la bibliothèque.....

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    1. Cette description s'étend sur une une ou deux pages et je trouve que c'est une merveille !

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  2. Un titre dont j'avais déjà lu du bien, merci pour le rappel.

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    1. Tout le plaisir est pour moi ! En plus j'étais sceptique au départ, donc je suis d'autant plus ravie.

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