La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



dimanche 10 avril 2016

À nous qui ciselons les mots comme des coupes.


Verlaine, « Nuit du Walpurgis classique » dans Poèmes saturniens, recueil publié en 1866.

    C'est plutôt le sabbat du second Faust que l'autre,
    Un rythmique sabbat, rythmique, extrêmement
    Rythmique. – Imaginez un jardin de Lenôtre,
    Correct, ridicule et charmant.

    Des ronds-points ; au milieu, des jets d'eau ; des allées
    Toutes droites ; sylvains de marbre ; dieux marins
    De bronze ; çà et là, des Vénus étalées ;
    Des quinconces, des boulingrins ;

    Des châtaigniers ; des plants de fleurs formant la dune ;
    Ici, des rosiers nains qu'un goût docte effila ;
    Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune
    D'un soir d'été sur tout cela.

    Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique
    Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air
    De chasse : tel, doux, lent, sourd et mélancolique,
    L'air de chasse de Tannhäuser.

    Des chants voilés de cors lointains, où la tendresse
    Des sens étreint l'effroi de l'âme en des accords
    Harmonieusement dissonants dans l'ivresse ;
    Et voici qu'à l'appel des cors
Watteau, Études de soldats, sanguine, ENSBA.

    S'entrelacent soudain des formes toutes blanches,
    Diaphanes, et que le clair de lune fait
    Opalines parmi l'ombre verte des branches,
    - Un Watteau rêvé par Raffet ! -

    S'entrelacent parmi l'ombre verte des arbres
    D'un geste alangui, plein d'un désespoir profond ;
    Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres,
    Très lentement dansent en rond.

    - Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée
    Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,
    Ces spectres agités en tourbe cadencée,
    Ou bien tout simplement des morts ?

    Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu'invite
    L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée, - hein ? - tous
    Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite,
    Ou bien des morts qui seraient fous ?

    N'importe ! ils vont toujours, les fébriles fantômes,
    Menant leur ronde vaste et morne et tressautant
    Comme dans un rayon de soleil des atomes,
    Et s'évaporant à l'instant

    Humide et blême où l'aube éteint l'un après l'autre
    Les cors, en sorte qu'il ne reste absolument
    Plus rien – absolument – qu'un jardin de Lenôtre,
    Correct, ridicule et charmant.

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