Bram Stoker, Dracula, traduit de l’anglais par Lucienne Molitor, parution
originale 1897.
Relecture pour le plaisir.
Le premier narrateur, Jonathan,
est un jeune homme de loi anglais envoyé quelque part en Transylvanie chez un
certain comte Dracula qui souhaite acquérir une maison en Angleterre. Les
événements étranges et inquiétants se succèdent jusqu’à ce que son journal
s’interrompe brutalement. Suite du récit en Angleterre avec Mina, sa fiancée,
et Lucy, une amie, et le docteur Steward. Les témoignages se croisent un
certain temps avant que l’on comprenne qu’il se passe quelque chose de
particulièrement atroce.
Quelle bonne lecture ! Et
quelle lecture sentant bon son époque !
Mais d’où vient donc le plaisir ?
D’abord, paradoxalement, du fait que le lecteur en sait plus que les
personnages. Voici en effet un roman affublé du syndrome Dr Jekill et Mr Hyde : même sans l’avoir lu, le lecteur sait
tout et voit les erreurs des héros (« Mais non ! Faut pas faire
ça ! Ah la la, les imbéciles ! »). Et puis, parce que le récit
de Stoker est plein et entier. Dracula n’a rien de séduisant, on y risque
vraiment son âme, les scènes de cimetière font vraiment peur, la nature ou le
moindre animal familier devient une menace. Rien de tiédasse là-dedans.
Une réussite particulière pour le
dispositif narratif, qui est quand même la vraie originalité du roman. Nous
avons en effet une multitude de narrateurs qui tiennent leur journal sous
diverses formes. Nous passons sans cesse de l’un à l’autre, de façon à ce que
les points de vue se croisent, mais que le lecteur ait toujours un coup
d’avance sur le groupe. Il y a surtout un entrecroisement subtil de dates et de
coïncidences curieuses… En réalité, nous lisons le dossier Dracula constitué
par toute une masse de papiers. Mais nous n’aurons jamais le point de vue de
Dracula, qui est donc toujours décrit par des personnes extérieures, ce qui
contribue à son mystère et à ce sentiment d’ubiquité, de puissance, qui se
dégage de lui.
Sur ses traits était peinte une volupté à la fois émouvante et repoussante et, tandis qu’elle courbait le cou, elle se pourléchait réellement les babines comme un animal, à tel point que je pus voir à la clarté de la lune la salive scintiller sur les lèvres couleur de rubis et sur la langue rouge qui se promenait sur les dents blanches et pointues.
Couverture d'une édition anglaise de 1901. Wikipedia. |
Et que c’est victorien ! À point
tel que l’on ne sait pas par où commencer. Tout d’abord, les femmes. Mina a des
ambitions professionnelles, prend des initiatives et démontre à plusieurs reprises
son intelligence. Toutefois, les héros masculins tiennent absolument à la
protéger de toutes ces horreurs en lui cachant leurs faits et gestes (de même
que Lucy n’est pas mise au courant du danger qui rôde). Cela conduit à de
nombreuses catastrophes dans le récit. Par ailleurs, les femmes vampires
apparaissent étrangement sensuelles aux yeux des hommes qui semblent découvrir
brutalement que leurs doux anges d’épouses et de fiancées possèdent peut-être aussi
une autre face (#PointFantasmes).
Et les étrangers ? Ah !
entre l’Américain énergique et le Roumain superstitieux, les Tziganes et les
Slovaques, difficile de ne pas comprendre que le vampire n’est pas de chez nous
et qu’il vient corrompre Londres, autant dire la civilisation-même. De
nombreuses scènes de transfusion sanguine (avec un léger souci scientifique)
permettent ainsi de délirer totalement sur l’apport du sang viril dans les
veines d’une jeune femme éthérée.
Ajoutons-y une belle hiérarchie
des classes sociales. Et du catholicisme bien tourné.
Étrangement, je pense que ces
défauts apparents expliquent la réussite du roman. Dracula n’est pas un vague
méchant. C’est une incarnation du Mal, un double maléfique de la société
anglaise, incarnation de ses croyances, de ses non-dits, de ses peurs… Le
vampire, inquiétant et mystérieux, se situe aux confins du bon vieux surnaturel
et de l’abîme ouvert par la psychanalyse. Il est inséparable de la civilisation
victorienne.
Avec tout ça, la langue est quand
même chargée et le lecteur, malgré tout son enthousiasme, sature un peu des
tirades sur le courage et la grandeur d’âme.
Bientôt, nous fûmes entre deux
rangées d’arbres qui, à certains endroits, formaient réellement une voûte
au-dessus du chemin, si bien que nous avions l’impression de traverser un tunnel.
Et, de nouveau, de part et d’autre, de grands rochers nous gardaient, sans rien
perdre cependant de leur air menaçant. Abrités de la sorte, nous entendions
toutefois le vent siffler et gémir entre ces rochers, et les branches des
arbres d’agiter violemment.
Un roman passionnant, mais donc l'écriture m'avait paru bien lourdingue par moment.
RépondreSupprimerOui, il ne faut pas se le cacher, les péroraisons du professeur, pfiouuu...
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