Edgar Hilsenrath, Fuck America, traduit de l’allemand par Jörg Stickan, parution originale 1980, édité en France par Le Tripode.
À New York, en 1953, Jakob Bronsky, un jeune homme qui a survécu à l’extermination des juifs d’Europe, vit de façon misérable, mais n’est obsédé que par une chose : écrire un roman sur la vie dans le ghetto. Son titre : Le Branleur. Un bon titre, ça.
Après le petit-déjeuner je me suis promené. J’ai réfléchi au CHAPITRE CINQ, j’ai rayé dans ma tête des phrases superflues, j’ai corrigé, souligné, j’ai travaillé sur mon propre système de ponctuation, j’ai lu les dialogues à haute voix, j’ai remarqué que les gens se retournaient sur mon passage, mais je m’en fichais, je songeais à la langue allemande, cette langue dans laquelle j’écris, archaïque et qui a besoin d’être simplifiée, je comparais la langue allemande à la langue anglaise, me demandant comment Jakob Bronsky allait la transformer, je pensais : prose économe, concision extrême, mots justes, phrases comme des squelettes, nettoyées, sans chichis, phrases qui tapent dans le mille.
Ce roman raconte les semaines de débrouille d’un futur écrivain qui doit payer son loyer (ou pas), piquer le café du voisin, travailler un peu (mais pas au point de l’empêcher d’écrire), trouver une prostituée de temps en temps, perdu au milieu de tous les émigrés sans le sou que compte la grande ville. Il ne pense qu’à écrire, chapitre après chapitre, le roman qui le rendra célèbre (il faut bien aussi manger et tirer son coup). Le tout dans un style rapide et vif, avec des interpellations qui rythment les paragraphes, des dialogues courts, en apparence totalement vide, mais plein d’ironie. C’est très factuel, très drôle aussi, car le garçon n’est pas un sentimental. On a une vision sans aucune concession de la façon dont le monde a abandonné les juifs d’Europe et de l’Amérique, où il faut de l’argent et de la réussite matérielle, juif ou pas. Le tout avec beaucoup de dérision, de désinvolture et d’habileté narrative. En effet ces dialogues en apparence sans importance font avancer très rapidement le récit.
Mon parcours Hilsenrath est le suivant : j’ai d’abord lu Le Nazi et le barbier, que j’ai adoré pour son ton totalement iconoclaste et irrespectueux. Puis j’ai lu Les Aventures de Ruben Jablonski qui est la biographie romancée d’Hilsenrath depuis sa naissance, avec sa vie immédiatement après la fin du ghetto, son séjour en Palestine, les retrouvailles avec sa famille en France et comment, sur le bateau qui l’emmenait aux États-Unis, il a décidé d’écrire un livre en allemand sur le ghetto qui s’appellerait Nacht. Le tout sur un ton plutôt désabusé et mélancolique. Vous aurez compris que Fuck America raconte ce moment de l’écriture : comment le petit émigré désargenté passe la nuit dans les cafétérias à écrire, non pas Nacht, mais Le Branleur, un livre en allemand sur le ghetto. Faut vraiment que je lise Nacht– bis.
Et chacun de ces romans a un style propre, bien à soi, qui le distingue des autres.
Grünspan est parti se chercher deux parts de gâteau au chocolat.
- Vous avez écrit, Monsieur Bronsky ?
- Oui, Monsieur Grünspan.
- Monsieur Selig m’a raconté que vous écriviez un roman.
- Très juste, Monsieur Grünspan.
- Il a parlé d’un trou. D’un trou dans votre mémoire.
- C’est exact, Monsieur Grünspan.
- Vous voulez combler ce trou. C’est bien ça ?
- Oui. C’est bien ça.
- C’est vous, le héros du livre ?
- Ça se pourrait. Mais j’écris à la troisième personne, bien que le livre soit autobiographique.
- Je comprends, dit Grünspan. À la troisième personne. Donc, le héros est un homme.
- Évidemment. Le héros est un homme.
- Quel genre d’homme ?
- Un homme solitaire.
- Un branleur ?
- Qu’est-ce que vous voulez dire ?
- Un homme solitaire, c’est toujours un branleur, dit Grünspan.
- Mais mon livre n’a rien à voir avec la branlette. C’est un livre grave.
- Ça ne change rien, dit Grünspan. Si c’est un homme solitaire, c’est un branleur.
L’avis d’Ingannmic.
Lecture commune hilsenrathienne avec Ingannmic.
Réjouissant cet Hilsenrath, il ne doit pas falloir en manger trop d'un coup mas un de temps en temps fait du bien.
RépondreSupprimerToi qui cherchais il y a peu des auteurs qui non seulement racontent des histoires mais sont inventifs dans le style, la langue et la technique romanesque, je pense qu'il te convient. En effet, peut-être pas trop souvent.
SupprimerCe que tu écris sur ces nuances que l'auteur insuffle à son style se vérifie encore avec Nuit, plus désespéré que ses autres titres (du moins ceux que j'ai lus), dans lesquels l'humour donne un peu d'air aux propos les plus sombres.
RépondreSupprimer"Fuck America" est le premier que j'ai lu, en version grand format, et je me souviens avoir parfois été un peu mal à l'aise, dans le bus, lorsque j'en étais à certains passages très crus, écrits en gros et majuscules...
Ravie en tous de cette LC, qui a été fructueuse pour toutes les deux !
Bon dimanche.
Oui c'est un auteur qui déconcerte et déstabilise. On ne sait jamais sur quel pied danser !
SupprimerPas ma tasse de thé...
RépondreSupprimerPuis quel extrait !
Bonne semaine, Nathalie !
Syl.
Ah c'est particulier.
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