La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 15 octobre 2018

À force de me frapper, peut-être, je trouverai la place de son cœur.

Jules Barbey d’Aurevilly, Un Prêtre marié, 1865.

En Normandie profonde, en terre boueuse et marécageuse, un homme vient d’acheter le château du Quesnay. Il s’agit de Jean Gouges, l’abbé Sombreval, l’ancien prêtre de la paroisse, défroqué par son mariage. Veuf, il vient s’installer avec sa fille, la belle et pure Calixte, dont tombe éperdument amoureux le jeune Néel, rejeton d’une digne famille aristocratique, tel qu’il n’en existe plus depuis la Révolution. Tous les éléments du drame sont en place. En effet, une ancienne sorcière revenue à Dieu l’a annoncé : Néel, Calixte et l’ancien prêtre mourront. Et chacun avance sur la voie de sa destinée sans trembler ni dévier d’un pouce.

Je suis donc dans votre destinée, et, si vous mourez, je dois mourir. Nous boirons la mort ensemble au même verre, et jamais je n’aurai bu rien de meilleur que cette mort que vous me faites aimer.

Petit bémol tout d’abord. Les réflexions racistes de l’auteur sur les noirs (Jean Gouges ayant deux serviteurs noirs) et sur la race slave (la mère de Néel étant polonaise) sont affligeantes. Plus ambiguë est la position de Barbey quant à son personnage principal : l’athéisme n’est dû qu’à l’orgueil. De plus, athée et criminel, c’est un peu la même chose, n’est-ce pas. Toutefois, Barbey fait du rejet de l’athée un véritable motif de son roman : l’homme inspire horreur et répulsion à toute la région, bien décidée à ne pas l’accepter. Finalement, cette vision un peu caricaturale devient un moteur de la narration (du coup, pourquoi pas ?). De plus, Calixte est pieuse et prie ardemment pour la conversion de son père. J’ai par exemple trouvé très touchante la description que donne Barbey du curé, un jeune homme sensible, sincèrement convaincu que l’hostie est le corps du Christ, décidé à sauver son dieu des atteintes de l’impie et à soutenir le vœu de Calixte.
Disons que je trouve que Barbey a su créer un roman qui transcende ses opinions réactionnaires.

Calixte souffrait dans son corps et dans son esprit : dans son corps par la maladie et dans son esprit par son père, mais elle n’en était que plus belle. Elle avait la beauté chrétienne, la double poésie, la double vertu de l’Innocence et de l’Expiation... Les pâleurs de la colère de Néel n’étaient que des roses lavées par les pluies en comparaison de la pâleur surnaturelle de Calixte.

Le caractère plutôt mystérieux du récit est amplifié par le dispositif d’ouverture : le narrateur avoue sa fascination pour un pendentif porté par la femme qu’il courtise. Un autre homme, mêlant le français et le patois normand, raconte l’histoire. Quel est son lien avec tout cela ? On n’en saura pas grand-chose.
Sombreval n’est pas sans rappeler Faust, car c’est un chimiste, ce qui le rend particulièrement inquiétant. L’athée n’aurait-il pas en réalité vendu son âme au Diable ?
Le roman est conduit d’un ton exalté, tout à fait surprenant. Néel se réjouit à l’idée de mourir pour sa Calixte, tandis que celle-ci s’inscrit dans les pas des saintes et des martyrs chrétiennes. La communion qui est décrite à la fin du roman semble s’inspirer de certaines statues baroques où l’extase côtoie le plaisir et la souffrance. Ce ton extrêmement particulier contribue à la réussite du roman et fait passer par-dessus les invraisemblances, les faiblesses ou les exagérations. On est en plein mysticisme, au-dessus du monde terrestre.
Ce gros roman, plutôt sombre, se lit donc plutôt avec plaisir, sans être colossal.
Maître à la Chandelle, Italie 17e, Saint Sebastien soigné par Irène, Bordeaux BA.

De la place où Néel et Calixte se trouvaient, on voyait la campagne s’étendre et fuir au loin, rouge de ses sarrasins coupés qui lui donnent cette belle nuance de laque carminée, en harmonie avec la feuille rousse de ses chênes, les branches pourpres de ses tilleuls défeuillés et les tons d’ocre hâve de ses ciels au soir, en cette saison qui est elle-même un soir - le soir de l’année !

Ce ciel bas, d’un gris de plomb sillonné de grandes nuées noires, que l’ouragan pelotonnait et emportait de ce ciel immobile, qui restait gris comme l’âme triste, lorsque les malheurs sont passés ; ce hurlement monotone du vent qui ressemblait à celui des chiens, quand ils pleurent, et quelquefois, vous le savez, ce hurlement des chiens, de ces bêtes de la fidélité, a la douceur et la tendresse aux abois du roucoulement des tourterelles... tout cela infligeait sa tristesse au cœur de Néel de Néhou.

Lecture commune avec Inganmic.

8 commentaires:

Ingannmic, a dit…

Ouf, ça y est, je viens de finir mon billet ! Je te rejoins en effet sur les prises de position de l'auteur, qui semblent arriérées même pour l'époque ! Mais ce que j'ai trouvé étrange, c'est qu'il semble parfois se "rétracter", l'exemple le plus frappant en est Sombreval, présenté de manière très caricaturale, mais qui acquiert au fil du récit de la nuance, et une certaine noblesse d'esprit (il se montre finalement plus chrétien, par ses actes, que ses concitoyens croyants et bien pensants...). Le positionnement d'Aurevilly n'est pas très net, je trouve. Bon, en fait je suis en train de réécrire mon billet, je m'arrête donc, il m'a assez coûté !! Ravie de cette LC en tous cas, je te fais signe si on renouvelle, avec Sentinelle ? (on a toutes les deux fait l'acquisition de l'ouvrage de la collection Quarto de Gallimard, qui regroupe ses principaux romans..)

nathalie a dit…

Oui je suis d'accord. Barbey fait quelque chose d'intéressant de ses conceptions rétrogrades et joue le jeu du romancier en laissant ses personnages se développer. C'est pourquoi le roman s'avère nettement mieux que prévu.
Je poursuis les lectures avec plaisir (en numérique pour ma part) !
Et je vais aller te lire bien sûr.

Cleanthe a dit…

J'ai toujours hésité à lire cet auteur. D'un côté il y a ces beaux passages par exemple de description de paysages, dont tu donnes un extrait. De l'autre, les opinions franchement réactionnaires de Barbey. J'ai un peu peur que le deuxième aspect l'emporte sur le premier, et que le livre me tombe des mains.

nathalie a dit…

Oui il peut nous taper sur les nerfs même s'il est brillant. Tente peut-être d'abord les Diaboliques ?

claudialucia a dit…

Je viens de voir Ingammic. En effet,le tableau que tu présentes est bien choisi ! Faut-il voir dans ce roman un héritage des excès du roman gothique ? En tout cas, Barbey est un catholique monarchiste (aujourd'hui on dirait intégriste) et cela n'est donc pas étonnant qu'il prenne cette position contre les défroqués,l'athéisme etc...

nathalie a dit…

Pas étonnant du tout non. L'intéressant est qu'il en fasse quelque chose d'un point de vue littéraire, ce qui est en partie le cas ici (les trucs racistes sont franchement puants).
Et pour la dimension gothique, oui, ça me semble clair chez Barbey en général, mais assez peu dans ce texte. C'est très noir et romantique, mais le gothique est fortement anticatholique, pas très Normand, etc.

claudialucia a dit…

Les écrivains n'avaient pas pour habitude surtout au XIX siècle de cacher leur racisme, leur xénophobie, leur intolérance ! J'avais été horrifiée par Le professeur de Charlotte Brontë !

nathalie a dit…

Il ne faut pas attendre grand-chose des gens du XIXe siècle sur ce plan, mais Barbey est un des rares à être ouvertement anti-révolutionnaire, alors que beaucoup d'auteurs sont plus balancés : conservateurs, mais séduits par la geste révolutionnaire par exemple.