La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 3 juin 2019

Il remarqua qu’elle avait la douceur d’un harfang des neiges.

Virginia Woolf, Nuit et jour, traduit de l’anglais par Catherine Naveau, édition originale 1919.

Son deuxième roman.
À Londres, Katherine, la belle et riche et descendante d’une grande famille, a repoussé plusieurs demandes en mariage… mais accepte d’épouser Rodney, qu’elle aime bien. C’est sans compter Mary, une jeune femme qui travaille et qui milite pour le droit de vote des femmes, et Ralph, un jeune homme torturé, mais pauvre, et aussi Cassandra. Et c’est sans compter la chaleur du printemps et les questions posées à la nuit.
Un gros roman qui semble à première vue loin des œuvres plus connues de Woolf. Nous voici en effet embarqués dans les états d’âmes de jeunes gens qui cherchent l’amour et veulent se faire un avenir et on se dit que cela ne va pas être très palpitant. Et il y a en effet de belles longueurs, ne le nions pas – on se demande bien à quel moment Katherine ouvrira enfin les yeux. Pourtant, peu à peu, on se prend d’intérêt pour eux.

Sa vie se déroulait devant elle jusqu’à sa mort, d’une façon qui satisfaisait son sens de l’harmonie : il suffisait d’un effort de concentration, étrangement stimulé par la foule et le bruit, pour atteindre la crête de cette vie toute tracée. Sa souffrance personnelle était déjà loin derrière elle. Au cours de ce cheminement austère de son esprit, nourri d’associations d’idées qui la menaient d’une crête à l’autre, et où se dessinaient ses perspectives d’avenir, deux mots distincts revenaient sur ses lèvres : sans bonheur – sans bonheur.

D’abord, il y a de longues marches dans les rues de Londres. Ralph erre, de préférence la nuit, se penche sur les quais de la Tamise, remonte à Highgate. Katherine, elle-même, est amenée à parcourir la ville comme une folle, perdue, mêlant dans sa tête la pelote compliquée des sentiments et la carte des rues de la capitale. Il y a aussi une après-midi très réussie à Kew Gardens, un lieu qui inspirera à l’autrice une de ses nouvelles les plus réussies. Cela fait également penser à tout le début de Mrs Dalloway, avec cette longue marche pour aller chez le fleuriste. Woolf semble être une parfaite romancière de la ville. Les pensées de ses personnages vont au loin, suivent les taxis, croisent des inconnus, s’arrêtent le long d’un bâtiment. Le pouls de la capitale bat dans leur veine, dans une belle osmose.
Il y a aussi une petite musique féministe, discrète, mais bien réelle. Katherine a une passion secrète… pour les mathématiques ! J’ai regretté que cet aspect ne soit pas rendu de façon plus concrète et crédible. Elle est entourée de femmes qui se marient et qui ont des enfants et qui font leur devoir, résignées dès les fiançailles. Abdiquer sa fierté et son indépendance ? Il faut surtout compter avec le personnage de Mary, bénévole dans une association de suffragettes, tentée par les idées (on le suppose) socialistes, qui organise dans son appartement des causeries sur des thématiques variées, mais qui aime, également. Avec cette rengaine : homme ou femme, il faut travailler, ou du moins avoir une occupation sociale, rémunérée ou bénévole. Une activité qui vous sauve de vos propres abîmes, vous occupe l’esprit quand vous en avez besoin, vous console dans la tristesse et vous donne une raison d’être.

La fenêtre ouverte laissait entrer la rumeur assourdie de la ville. Le bourdonnement incessant de la circulation dans le lointain lui parut soudain comparable à la trame de son existence, si entremêlée d’autres vies que le bruit de ses propres pas était presque inaudible. Les gens comme Ralph et Mary suivaient leur route et un large horizon s’offrait à eux, songea Katherine. Elle les envia. Elle imagina un pays neuf où la mesquinerie entre les sexes aurait disparu, où la vie ne serait plus un écheveau de relations compliquées entre les hommes et les femmes. Même à présent, seule, la nuit, face à la masse informe de Londres, force lui était de se rappeler qu’elle était liée à ce point-ci et à cet autre là-bas.

Les serres de Kew Gardens.
Le roman tend vers une conclusion peut-être discutable où l’amour et le bonheur aboutissent au mariage. J’affinerais un peu : il ne s’agit peut-être pas tant du mariage, que du couple, cette équipe et ce duo que parviennent à créer, à égalité parfaite, un homme et une femme qui s’aiment (tels Leonard et Virginia) dans un monde inaccessible aux autres. C’est un roman de jeunes gens dont les choix de vie défrisent quelque peu leurs aînés (et pourtant tout ceci reste très convenable). Alors qu’ils ont été éduqués dans une société où la place de chacun est fixée de façon immuable, ils découvrent que les sentiments changent, évoluent, peuvent être contradictoires, qu’il est possible de dire non à un fiancé et oui à un autre et de ne pas être heureux d’être aimés. Cette atmosphère de liberté n’est pas sans évoquer Bloomsbury, où l’on imagine que l’ambiance pouvait être enfiévrée et où l’on parlait d’art, d’économie, du droit des femmes, de poésie et d’amour. Dans ce roman, la peinture des sentiments est en effet magnifique. Les personnages, tous des jeunes gens, semblent se découvrir eux-mêmes dans leurs failles, leurs craintes et leurs désirs, qui les enveloppent et les dépassent véritablement.
Plus que dans d’autres titres, j’ai eu le sentiment que Woolf s’inscrivait dans la lignée d’Austen. Le sujet même, la recherche de l’amour et du mari, l’entrecroisement des cœurs, le poids des convenances et des normes sociales, la mondanité, l’heure du thé, la façon dont les riches côtoient les pauvres. Mais voilà, nous sommes un siècle plus tard et les jeunes femmes peuvent partir seules dans la nuit.
Il y a également beaucoup d’humour et d’ironie, notamment dans les personnages des parents de Katherine, quelque peu dépassés par leur fille chérie (la fin est grandiose).
Donc, voilà, c’est un roman qui est au bord des grandes réalisations de Woolf et qui présente une peinture subtile et attachante de la complexité et de la mobilité des sentiments. Et le pouvoir de la littérature pour nous ramener à la civilisation quand tout semble s’égarer – il faut écrire des livres, conclut le roman.

Elle les contempla et, comme chaque fois, elle fut envahie par cette vague d’exaltation qui donnait à sa vie une beauté majestueuse – impression causée tout autant par le silence, la solitude et la fraîcheur de la galerie que par la véritable beauté des statues. Pourtant, il nous faut reconnaître que ses émotions n’étaient pas d’un ordre purement esthétique, car après avoir contemplé l’Ulysse pendant quelques minutes, ses pensées se fixèrent sur Ralph Denham. Elle se sentait tellement en sécurité au milieu de ces formes silencieuses de pierre qu’elle se surprit presque à dire : « Je vous aime. » Devant le spectacle de cette infinie beauté, victorieuse du temps, elle prit conscience, non sans émoi, de son désir, et au même instant, elle tira une certaine fierté de ce sentiment, si différent de ses occupations quotidiennes.

Woolf sur le blog :




8 commentaires:

Dominique a dit…

j'ai apprécié ce roman qui je trouve fait une bonne introduction aux grands romans de vW il est très accessible et j'ai aimé le personnage central

nathalie a dit…

Je suis d'accord, il est moins déstabilisant que beaucoup d'autres (du coup, quand on connaît Woolf on est un peu surpris au début). Cela le rend certainement plus accessible.

keisha a dit…

Un de ses premiers? Mais je ne l'ai pas lu (il manque à ma collection!)

miriam a dit…

Tien ! un Virginia Woolf dont je n'avais jamais entendu parler. Mon préféré est Orlando, peut être puis-je essaiyer celui là

nathalie a dit…

Je ne sais pas par quel mystère il est arrivé chez moi (mais il y est bien).

nathalie a dit…

Ah j'adore Orlando ! Si plein de vie et d'énergie, et si drôle.

Lili a dit…

Même les romans moins éclatants de Woolf sont tout de même des chefs d’œuvres. Elle est géniale, quoiqu'il arrive, même quand elle tâtonne encore dans son style. J'aime beaucoup ta lecture du couple et je te rejoins tout à fait dans le fait que c'est un roman très austenien cent ans plus tard.
J'ai des envies de relectures de Woolf aussi en ce moment. Je pense m'embarquer La promenade au phare en Bretagne le mois prochain <3

nathalie a dit…

Totalement d'accord, c'est un vrai génie ! Heureusement il me reste encore plusieurs titres à lire, je n'ai pas tout épuisé !