La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 10 mars 2020

L’enquête cherche à faire parler les archives pour y retrouver les esclaves comme agents historiques.

Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Páscoa et ses deux maris, 2019, PUF.

C’est l’histoire d’un procès de l’Inquisition. En 1700, Páscoa, esclave noire, est arrêtée à Salvador de Bahia au Brésil. L’Inquisition l’accuse de bigamie : Páscoa aurait épousé un homme au Brésil alors que son mari d’Angola était encore vivant. Et c’est ce procès que nous raconte Castelnau-L’Estoile.

Pour l’historien et le lecteur d’aujourd’hui, la question du mariage de Páscoa et d’Aleixo puis celui de Páscoa et Pedro est importante, non pas pour savoir si Páscoa était ou non réellement une femme bigame, mais pour comprendre pourquoi la bigamie d’une esclave faisait-elle scandale dans cette société esclavagiste. À nos yeux, Páscoa n’a eu d’autre tort que de tenter de refaire sa vie alors qu’elle était ballottée, revendue, déplacée contre sa volonté.

Voilà un livre extrêmement intéressant. Écrit simplement, sans prétention, mais avec clarté. Castelnau-L’Estoile raconte les différentes étapes de ce procès étonnant : pourquoi la puissante Inquisition portugaise se préoccupe-t-elle du mariage d’une esclave insignifiante au point de conduire pendant des années des enquêtes à la fois en Angola et au Brésil ? J’ai vraiment apprécié ce livre, car, à partir d’un cas particulier, l’historienne nous raconte plein de choses qui complexifie notre vision de l’esclavage. 
Je retiens d’abord l’idée que le Brésil et l’Angola étaient étroitement connectés et n’avaient pas besoin du truchement de Lisbonne. On effectue facilement le trajet d’une colonie à l’autre et même les esclaves gardent le contact avec leur famille. Une fois au Brésil, Páscoa reçoit des lettres de sa mère et des objets de la part de ses proches. Le diocèse d’Angola dépend ainsi de l’archevêché de Bahia et non pas de celui de Lisbonne.
Bien sûr, on en apprend beaucoup sur le fonctionnement de l’esclavage et sur les acrobaties intellectuelles auxquelles sont arrivés les juristes, les jésuites et le pape et tout un tas de gens très savants pour parvenir à justifier son existence et à le concilier avec le catholicisme. Ça fait un peu mal. Dans ce contexte, le mariage des esclaves constitue un réel enjeu, que l’on ne soupçonne pas a priori.
De même, les esclaves ne constituent pas un tout monobloc, entièrement soumis et sans possibilité d’action. Si le livre raconte bien l’atroce voyage en bateau et le rapport de propriété, il met également en avant la capacité de ces individus à agir sur leur sort. Páscoa s’adapte au mieux, sait se créer des liens, tente une stratégie pour contrer les différents pouvoirs, afin de, somme toute, pouvoir simplement vivre une vie qui lui convienne.
Il y a également des réflexions très intéressantes sur la couleur de peau, qui varie selon l’endroit où on l’on se trouve. C’est ainsi que l’historienne se rend compte, en cours d’enquête, que les maîtres de Páscoa ne sont pas blancs, mais mulâtres. Simplement, l’information n’est pas toujours précisée – selon que nous sommes en Angola ou au Brésil. Considérer comme blancs les gens dont la couleur n’est pas précisée est une erreur de point de vue !
J. P. Simpson, L'Esclave captif portrait d'Ira Aldridge, 1827, Chicago Art Institute
Note : souvent les gens qui ne connaissent pas la discipline historique s’imaginent que pour de nouveaux travaux de recherches il faut de nouvelles archives. Mais pas du tout. Il faut en réalité poser de nouvelles questions à des archives bien connues. En l’occurrence, un bon vieux procès de l’Inquisition permet d’étudier concrètement la vie des esclaves, à l’échelle de l’individu, en Angola et au Brésil. CQFD.
Lisez des livres d’histoire ! Cela apportera de l’oxygène à votre cerveau.

La matière de son procès est sa vie même, son passage d’une rive à l’autre de l’Atlantique, ses mariages, l’un angolais, l’autre brésilien. La source est comme une fenêtre ouverte sur un monde méconnu, voire inconnu : la vie ordinaire de ces esclaves qui ont vécu deux fois l’esclavage, en Afrique et en Amérique.

Le titre vous dit quelque chose ? Il reprend Dona Flor et ses deux maris, roman de Jorge Amado.
Merci Odile pour la lecture !



4 commentaires:

miriam a dit…

cela m'intéresse! je n'ai pas lu Dona Flor non plus

nathalie a dit…

Le roman te plairait certainement, mais ce livre d'histoire est vraiment très intéressant !

Ingannmic, a dit…

En effet, en découvrant le titre de ce livre, j'ai tout de suite pensé au roman d'Amado, puis en lisant ton billet, je me suis dit que c'était une coïncidence, jusqu'à ta note en fin de chronique... (quel commentaire indigent !). Bon, en tous cas, je suis très intéressée !

nathalie a dit…

Je ne sais pas qui a choisi le titre et qui a voulu surfer sur la vague Amado... Ici on est dans l'histoire, la grande et la petite, c'est assez différent !