La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 9 juin 2020

Les mots, c’était comme le gravier de la route, ils se dispersaient.

Louis Aragon, La Semaine Sainte, 1958, édité chez Gallimard.

Un roman gros, incompréhensible et beau.
Tout débute un dimanche des Rameaux dans un grand fouillis de militaires à Paris. Nous sommes en 1815 et c’est le baz… Napoléon vient de débarquer et remonte la France à toute vitesse, avec les garnisons qui le rejoignent les unes après les autres. Côté Roi de France, c’est la panique.

Au trot, au trot, au trot d’une monarchie qui se déglingue, d’un monde qui roule à l’envers, dans la fuite d’une fausse chevalerie, dans ses habits de théâtre, avec ses étendards neufs, son honneur d’Épinal, sa peur des comparaisons, son arrogance d’enfant qui fait la grosse voix dans le noir, une chaise à roulettes pour trône.

Un premier point saute au visage du lecteur : on n’y comprend pas grand-chose. Tous ces soldats et officiers portent plusieurs noms (ah la noblesse), sont désignés par leurs grands faits d’armes (entre la Révolution et l’Empire il y en a eu quelques-uns) et tous ces corps d’armée… cuirassiers, grenadiers, mousquetaires, avec leurs uniformes rutilants… Non seulement, ce n’est pas très grave de se contenter de retenir une poignée de noms propres, mais gageons qu’Aragon se paie le roman historique en costume en empilant les noms ronflants, comme un parfum d’époque.
Au bout d’une quinzaine de pages, le lecteur découvre avec enthousiasme que Théodore le mousquetaire n’est autre que Théodore Géricault ! Là, j’étais ferrée.

Pour lui, la vérité, c’est le mouvement du cheval, la course folle où l’on se dépense et s’épuise : le cheval qu’on voit dans les stalles sombres des écuries, plus clair que l’ombre qui l’entoure, comme il bouge, piaffe et s’emporte, frappe les planches du sabot ! Jamais pour Théodore un tableau n’est assez noir, la vie est comme un crime surpris, dont il rêve de donner l’image.
Géricault, Officier de chasseur, 1812, Louvre, image Wikipedia.
Et sinon ? C’est le récit d’une semaine, d’un dimanche à l’autre, la longue débandade, la fuite sans combat, la panique d’une partie de la France. Louis XVIII est en fuite, avec les Princes, son armée ou une partie d’entre elle. Un long chemin de croix qui s’égrène de Paris à la frontière belge, dans les chemins détrempés, la boue et la pluie, les voitures qui s’enlisent, les chevaux qui s’écroulent, les hommes désemparés. Le lecteur est finalement moins perdu que les soldats, puisqu’il connaît, lui, la suite de l’histoire et démêle vaguement un sens à tout cela.
Les amateurs de romans historiques n’y trouveront peut-être pas leur compte (même s’il y a plein de références tout à fait exactes). Quelques grands hommes apparaissent là de façon détournée, presque par hasard, comme Lamartine. C’est qu’Aragon raconte plusieurs autres histoires. Bien sûr, difficile de ne pas penser à la débâcle de 1940, quand la fuite s’est opérée dans la même région, mais dans l’autre sens. Plus généralement, le roman raconte la déroute collective d’un pays et celle des individus, à l’heure des choix, quand tout s’effondre. Dans ceux qui choisissent Napoléon, combien soutiennent réellement l’Empereur ? Un régime autoritaire, des guerres à outrance, la police partout. Mais les souvenirs d’une geste exaltante, quand une poignée de jeunes gens ont mis l’Europe à genoux, se promenant dans tous les palais, vivant l’aventure et la fraternité. Les souvenirs de la Révolution doivent bien se frayer un chemin et pour cela il faut renverser la monarchie, la bigoterie, la noblesse. Et parmi les soutiens du Roi ? Ceux qui veulent éviter l’intervention des armées étrangères sur le sol national, la fidélité à une parole donnée, un lien avec un territoire ? Avec tout cela, les hésitations et les contradictions n’empêchent pas la sincérité.
À l’arrière-plan, il y a les épouvantables boucheries guerrières de l’Empire et le peuple de la faim et de la pauvreté, comme cet homme travaillant dans les tourbières. Mais aussi un magnifique forgeron. Le peuple s’enthousiasme pour une idéologie ou pour un homme, mais il sera trahi, misérablement, comme toujours. L’enthousiasme devenu résignation – ah les grandes utopies socialistes et communistes sont bien là aussi !

Au bout du compte il n’y a que la défaite. D’autres peuvent retrouver à l’idée du retour de l’Aigle l’exaltation des drapeaux, des salves, des victoires. Pas lui. Napoléon revient, mais c’est un mythe usé, un homme au bout de sa course, vers quoi court-il ? vers quel abîme nouveau ? Et pour Géricault, cette nuit, c’est celle de la fuite royale pressentie, cette cavalcade noire, ce départ de voleurs dans la pluie et les chemins d’incertitude.

Géricault, Cuirassier blessé, 1814, Louvre, image Wikipedia.
Géricault traverse tout cela comme un jeune homme, curieux de l’être humain, cherchant sa voie, adorant surtout le cheval, comme un entre-deux dans sa courte vie.
Et comme Géricault rêve d’Italie, on sent qu’Aragon rêve de Stendhal (un auteur qui décidément transparaît dans tous ses romans). Théodore à Béthune ou Fabrice à Waterloo. Mais voici qu’Aragon s’en prend aussi à cette légende romantique : et pourquoi les jeunes gens de cette époque seraient nés trop tard pour connaître de grandes épopées ? Il est toujours l’heure de faire des choix décisifs. Avec des fulgurances qui s’ouvrent sur les années d’après 1815, Aragon donne leur place aux êtres humains libres et dignes de toutes les époques – difficile de ne pas se dire que l’auteur parle quelquefois de lui-même.

Il y a des dialogues en picard – ce qui justifie peut-être que le roman ait sa page en picard sur Wikipedia.

Il y a, dans l’homme qui dort, parfois une expression de souffrance que peut-être la conscience éveillée de fait que masquer, que la torpeur laisse remonter comme une méduse sur les eaux de la mer.

Ici tout se perd, la voix baisse, le vent a tourné, les mots s’en vont en Belgique, vers le chemin dans la colline, les fumées lointaines. Il descend dans chaque cavalier une sorte de froid mortel. Quelque chose en eux se sépare. Déjà ils n’écoutent plus. Ils sont du côté de leur destin comme ces Princes du leur. Dans un naufrage où il n’y a qu’une chaloupe, et le reste repart à la dérive sur le radeau démâté…

Aragon sur le blog :

8 commentaires:

  1. Tu en as lu plein, d'Aragon. Et je comprends qu'un peintre là dedans, ça t'intéresse!

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    1. En réalité il est assez peu de question de peinture, mais Géricault est un symbole romantique par excellence (bon, dans une certaine culture classique). Et Aragon s'appuie sur lui pour aborder le mythe napoléonien, la question du courage et du peuple.

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  2. Jamais lu celui-ci, mais quel plaisir, en repassant par chez toi, d'y croiser le grand Aragon!

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    1. Je pense que tu aimerais, C'est un superbe livre.

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  3. Ah, j'avais raté Aragon sur ton blog, diantre ! Bon alors, comment dire... Je suis déjà en plein dans la partie consacrée à Waterloo dans Les Misérables. Quasi 100 pages de digression quand même... C'est largement suffisant pour moi. Je ne me sens pas d'en avoir plus ! Il faut toujours que je relise Aurélien en plus !

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    1. Ah ça n'a aucun rapport. Les pages de VH sont très lourdes, ce qui n'est pas le cas ici. Comme je le disais, on est plus dans Stendhal ! Ou dans Aragon... Et puis on n'est pas encore à Waterloo, rien n'est encore joué, tout est suspendu et indécis.

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  4. Il faudra quand même qu'un jour je relise Aragon...

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    1. La poésie et Aurélien, toujours Aurélien.

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