La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 7 juillet 2020

Les pièces de l’armure n’arrivent pas à tenir ensemble, le heaume roule par terre.

Italo Calvino, Le Chevalier inexistant, traduit de l’italien par Maurice Javion, parution originale 1959.

Nos Ancêtres : le baron perché, le vicomte pourfendu. Et voici le chevalier. 
Nous sommes dans l’armée de Charlemagne, une armée fantaisiste, avec des chevaliers portant l’armure lourde, une armée qui se bat contre les sarrasins, ou l’inverse, on ne sait plus bien, à force. On trouve là un chevalier à l’armure blanche immaculée, une armure vide. Sans corps, sans tripes, sans orteil, sans bouche, Agilulfe n’existe que par la seule force de sa volonté. Impeccable. On trouve aussi un chevalier pervenche, la redoutable et belle Bradamante, un chevalier qui ne sait pas bien ce qu’il veut, mais qui le veut fougueusement, un autre qui cherche sa mère et ses pères, un écuyer sans conscience de son existence.

Tout autour de l’empereur, les paladins allaient par groupes, tenant le mors serré à leurs coursiers fougueux ; et tandis qu’ils caracolaient et soulevaient les coudes, leurs écus plaqués de lames d’argent montaient et s’abaissaient comme des branchies. L’armée en marche ressemblait à un long poisson tout couvert d’écailles : à une anguille.

Étrange armée, magnifique roman.
Un roman complexe, où nous suivons la destinée de plusieurs personnages attachants. Ils sont à la recherche de la justification de leur existence. Évidemment, elle ne se trouve pas dans l’armée de Charlemagne, même si ce collectif (comme on dit) maintient entre ses membres des liens à la fois inutiles et vitaux. Faire la guerre n’a aucun sens, mais le jour où l’on quitte l’armée, on risque de ne plus savoir qui on est ou de le savoir un peu trop bien. Et quelquefois on se trompe et on fait une merveilleuse découverte.
C’est d’abord un roman, un récit, une manière de raconter, un point de vue qui s’efface et qui disparaît, qui reprend le fil de la narration, qui laisse le mystère planer.
L’histoire est racontée par une femme, une moniale enfermée dans un couvent, qui détaille les histoires de guerre et de tournoi, les cavalcades des uns et des autres, elle raconte un peu sa vie en même temps que celle d’Agilulfe. Elle se trompe elle aussi, à moins qu’elle ne trompe le lecteur, à moins encore que le lecteur ne choisisse de la croire, elle, ou de croire au merveilleux. Une fois n’est pas coutume, Calvino nous campe un très beau portrait de femme, belle, rebelle, passionnée, violente, amoureuse, sensuelle, en proie à ses contradictions qu’elle n’essaie surtout pas de surmonter (tu vois, Italo, quand tu veux !).
Plus généralement, les personnages sont tous réussis, en premier lieu Agilulfe, ce chevalier plutôt désagréable, tout de devoir, mais aussi de désir, incapable de dormir ou de manger, de souffrir ou d’être fatigué, qui tape un peu sur les nerfs des collègues, qui se charge des têtes perdues et des missions difficiles, un modèle, un idéal, un fantasme pour l’ensemble de l’armée. On peut ne pas exister et avoir le sens de l’honneur et avoir bon cœur.
E. Corbould, Lord Eglinton, 1840, V&A
Même ce pauvre bout de corps indécis, moitié rat, moitié oiseau, constituait finalement quelque chose de tangible et de sûr, grâce à quoi on pouvait tournoyer dans l’air, le bec ouvert, et gober les moucherons ; tandis que lui, Agilulfe, avec tout son harmois de fer, il sentait, à chaque jointure, les rafales de vent le traverser, et jusqu’au vol des moustiques et aux rayons de lune.

Tendre ou cruelle moquerie des armées, qui ne se justifient que par elles-mêmes, de la guerre, des chevaliers, du mythe du Graal, des ermites, de la chanson de Roland. Et puis, c’est quand même un grand roman de chevalerie et d’aventures médiévales. Les mythes sont bien nécessaires, dans leurs imperfections.
Il y a le récit d’une torride nuit d’amour entre un chevalier inexistant et une sorcière.

C’est l’heure où les choses perdent cette consistance d’ombre qui les a revêtues tout au long de la nuit, et peu à peu retrouvent leurs couleurs ; mais avant, il leur faut traverser une sorte de limbe douteux, à peine effleurées par la lumière et comme entourées d’un halo : l’heure où l’on est le moins sûr que le monde existe. Agilulfe, lui, avait besoin, toujours de sentir devant soi les choses comme une épaisse muraille, contre laquelle il pût dresser la tension de toute sa volonté : c’était le seul moyen qu’il eût de garder une ferme conscience de soi-même.

Calvino sur le blog :

9 commentaires:

  1. Je regarde ce que tu as déjà lu de calvino. J'ai les deux premiers (euh les villes invisibles j'avais stoppé - à tort bien sûr)

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    1. Pas trop aimé les Villes invisibles ou pas apprécié sa poésie. Je réessaierai sans doute, mais plus tard.

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  2. je n'ai pas lu ce roman là, curieusement j'aime énormément Italo Calvino essayiste ou avec Palomar mais j'accroche moins à ses romans

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    1. J'ai lu un peu Pourquoi lire les classiques et ça m'a donné envie de (re)lire Stendhal. Des 3 de la série Nos ancêtres, celui-ci est certainement mon préféré.

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  3. tu as le génie des titres. J'ai bien envie de revenir à Calvino

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    1. C'est une petite phrase de la fin du roman !

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  4. Il faut vraiment que je poursuive ma découverte de Calvino, limitée à ce jour à la lecture de Si par une nuit... Il y a un lien avec Le vicomte pourfendu et Le baron perché ? Et un ordre pour les lire, le cas échéant ?

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    1. Un ordre je ne sais pas, mais les 3 constituent le cycle Nos Ancêtres. Celui-ci est peut-être le meilleur, mais il est difficile de le séparer des 2 autres.

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    2. Merci pour ces précisions, je note celui-ci en priorité !

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