Ismaïl Kadaré, Avril brisé, traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, parution originale 1978.
Un jeune homme, Gjorg, tue d’un coup de fusil l’homme qui avait tué son frère et devient dès lors le prochain à être tué, selon la loi rituelle du Kanun. Un couple de jeunes mariés, lui écrivain, elle de la ville, vient se perdre dans la montagne pour son voyage de noces.
Un roman tragique.
Il marchait maintenant au milieu du cortège, pâle, le pas chancelant, sentant les regards des gens l’effleurer pour se détourner aussitôt et se perdre au loin dans les brouillards. La plupart d’entre eux étaient des parents du mort. Et, pour la centième fois peut-être, il gémit à part lui : pourquoi faut-il que je sois ici !
Au cœur du récit, il y a le Kanun, un corpus de lois qui fait passer la vendetta pour de l’aimable bave de bisounours. Les morts s’accumulent, obligatoires, l’un engendrant l’autre, sans fin (enfin…). On n’a pas affaire à une coutume, mais à une véritable codification, réglant tous les aspects de la vie, mais surtout la mort, avec ses fonctionnaires et son impôt. Malgré quelques indications historiques, il nous est présenté comme un mythe hors du temps, échappant à toute contingence, même si un grain de sable peut quelquefois ralentir la mécanique. Là encore, le point de vue adopté par Kadaré est habile. Il est à la fois de l’intérieur, présentant un ordre des choses naturel, et de l’extérieur, décrivant une manière de vie étrange et étrangère, située en dehors du monde connue. Il est aussi le personnage de l’écrivain, celui qui écrit sur le Kanun, plus ou moins exactement, celui qui est fasciné, qui est presque sur le point de le célébrer, mais qui est saisi de terreur quand il sent cette loi s’approcher de trop près de l’intimité de sa vie (et celui qui s’enfuit en courant).
J’ai eu un tout petit peu de mal avec le début du roman, qui est centré sur Gjorg, car je n’aime pas quand les personnages d’un roman sont en proie avec un déterminisme subi, face auquel le romancier ne leur laisse aucune marge de liberté. Heureusement, la possibilité de l’évasion (même imaginaire et illusoire) arrive avec les jeunes mariés, qui font trembler la ligne de l’auteur et le rendent beaucoup moins sûr de lui.
- Mais c’est terrible, dit-elle.
Il fit semblant de ne pas l’avoir entendue et se borna à sourire, mais d’un sourire froid, de ceux qui semblent vouloir rester étrangers au fonds d’une discussion.
Heures en l'honneur de la bienheureuse Vierge Marie, Paris,1527 Musée Condé
Évidemment, le Kanun est l’image implacable du destin, absurde et tragique, face auquel il est vain de s’agiter, de crier ou de protester. La tragédie grecque et les héros de la guerre de Troie ne sont pas loin, même si j’avoue pour ma part avoir surtout pensé au Lévitique. Je suis impressionnée par la capacité de Kadaré à représenter l’Albanie de façon réaliste, mais tout de même en dehors du temps, à l’échelle de la mythologie universelle, avec une grandeur qui surplombe et élève tout à la fois ses héros des montagnes.
Il y a des pleureurs aux funérailles, un climat médiéval ou de roman de fantasy avec cette tour qui se dresse au milieu de nulle part et ce monde de légendes morbides. Pourtant, c’est aussi un système économique très concret. Le roman est comme une longue marche sous la pluie, un voyage interminable dans une campagne grise et oppressante. C’est ce monde qui faisait l’objet des discussions des personnages du Général de l’armée morte.
Finalement, j’ai été saisie par ce paysage de montagnes glacées et par l’angoisse qui pèse sur les personnages.
À deux ou trois reprises, il sembla qu’il allait pleuvoir, mais les gouttes se perdaient dans l’espace avant d’atteindre le sol. Quelques-unes seulement s’étaient écrasées sur la vitre de la voiture, et elles frémissaient comme des larmes. Il y avait un moment déjà que Diane les regardait tressaillir, et la glace elle-même en paraissait troublée.
L’avis de Passage à l’Est et de Miriam.
Bon pour le mois des pays de l’est sur les blogs
Je m'interroge : pourquoi penser au Lévitique?
RépondreSupprimerSinon, ce roman m'a l'air dur...
À cause de la codification ! Untel commet ceci, alors il faut faire ceci et cela... et il est interdit de... avec un personnel spécialisé chargé de faire appliquer le système (et qui en vit). Évidemment il y a le poids du destin, avec son côté tragédie grecque, mais pas seulement.
SupprimerOui pas évident à lire, surtout le début.
D'accord, vu ainsi, parce qu'on pense plutôt à la Grèce antique a priori
SupprimerJ'ai été surprise par le côté corpus écrit et législateur, je ne m'y attendais pas. On se réfère à un livre et ça m'a paru très bizarre.
SupprimerJ'ai encore deux romans de Kadaré qui attendent sur mes étagères, cela ne m'empêche pas de noter celui-ci. Tout ce que tu en dis, le thème, l'écriture, me donne envie de le lire de suite !
RépondreSupprimerMoi aussi j'ai une liste d'envies Kadaré ! On va être obligé de tout lire vu comme c'est parti.
Supprimerj'ai été fascinée par Avril Brisé et cela m'a vrament donné envie d'aller en Albanie
RépondreSupprimerC'est vrai que le roman dépend un monde tellement étranger et étrange qu'il en devient fascinant.
SupprimerOh la la, ça fait plus de 20 ans que je n'ai pas lu cet auteur... !
RépondreSupprimerQuand on est écrivain on a la jeunesse éternelle, il y a toujours des gens qui vous découvrent tout neuf !
SupprimerQuelle belle chronique. J'aime beaucoup comme tu décortiques les mécanismes de l'écriture de Kadaré (y compris lorsque ses personnages la font "trembler"). Bienvenue au club des ami.e.s de Kadaré!
RépondreSupprimerMerci à toi de m'avoir rappelé son existence !
SupprimerUne belle analyse et très juste ! J'ai été impressionnée par ce livre. Quel talent ! Je viens de finir un Kadaré qui m'a moins convaincue (L'Entravée) et je commence le général de l'armée morte.
RépondreSupprimerJe ne connais pas l'Entravée, je lirai ta chronique.
SupprimerEncore une très belle incitation à continuer la découverte de Kadaré ! Merci pour cette très belle contribution au mois de mars !
RépondreSupprimerAh j'ai encore pas mal de titres à découvrir !
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