La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 6 juillet 2021

Mais je m’égare.

 Stendhal, Vie d’Henry Brulard, trois tomes, écrits en 1835, publiés en 1890, en numérique aux Éditions de Londres.

 

Stendhal a 50 ans, il est à Rome, il fait une petite crise existentielle et il entreprend de raconter sa vie. Ce n’est pas une autobiographie, ce ne sont pas des souvenirs. Il racontera sa vie, mais ce sera décousu. Il parlera de lui, mais il trouve tout ce « je moi moi » d’un ridicule achevé. C’est absolument brillant.


Quelle vue magnifique ! C’est donc ici que la Transfiguration de Raphaël a été admirée pendant deux siècles et demi. Quelle différence avec la triste galerie de marbre gris où elle est enterrée aujourd’hui au fond du Vatican ! Ainsi pendant deux cent cinquante ans ce chef d’œuvre a été ici, deux cent cinquante ans !... Ah ! Dans trois mois, j’aurai cinquante ans, est-il bien possible ? 1783, 93, 1803, je suis tout le compte sur mes doigts… et 1833 cinquante. Est-il bien possible ! Cinquante !


Le récit porte sur son enfance à Grenoble, sa famille, l’éducation qu’il a reçue. La mère, morte quand il est tout petit. Le père et la tante, étriqués et royalistes. Le grand-père, homme bienveillant, mais non exempt de défauts. Un ancêtre italien et assassin sur lequel rêve le jeune garçon. Les différents enseignants et l’apprentissage à l’École centrale. Le goût pour les mathématiques, pour la littérature, pour la république, pour la patrie. Le récit est truffé de termes anglais. Avec Stendhal, la ville de Grenoble prend cher, mais pourtant une fois à Paris, les montagnes lui manqueront.

Stendhal s’examine, relève ses contradictions avec lucidité et essaie de repérer ses grandes préoccupations, tout en étant conscient de la fragilité de la mémoire. S’agit-il de vrais souvenirs ou de reconstructions a posteriori ? Il ne sait pas, il en est conscient, il hésite dans ses interprétations (c’est tout à fait passionnant de le voir faire).


J’aurais peut-être dû placer ce détail bien plus haut, mais je répète que pour mon enfance je n’ai que des images fort nettes, sans date comme sans physionomie.

Je les écris un peu comme cela me vient.


Le texte est livré brut, avec ses répétitions. Il y a des longueurs. On se dit qu’il ne quittera jamais Grenoble, qu’il semble toujours avoir 10 ans. Il y a plein de noms propres de personnes qui deviendront importantes dans sa vie à venir, mais qui ne nous disent pas grand-chose. L’auteur insère des paragraphes pour noter qu’il faudrait qu’il vérifie telle information dans telle archive ou tel journal. Bien sûr, il ne l’a jamais fait et le récit nous est livré avec ses incertitudes. Ce sont des moments, des sensations, des images qui affleurent à la mémoire de l’écrivain. L’ensemble n’a pas été relu et reconstruit. C’est profondément humain.

Il y a également une multitude de croquis des pièces des appartements grenoblois et des rues de la ville, grâce auxquels il décrit l’ameublement, les déplacements et les positions des personnes lors de certaines conversations décisives. Les aurait-il conservés dans une version définitive ? On ne sait pas, mais c’est réjouissant à lire, car c’est plein d’invention. Les souvenirs sont peu articulés entre eux, mais chaque moment conserve ainsi une dimension visuelle forte. Le récit de vie est discontinu. 


Les épinards et Saint-Simon ont été mes seuls goûts durables, après celui toutefois de vivre à Paris avec cent louis de rente, faisant des livres.

(le petit duc aurait-il apprécié ce rapprochement ?)


On trouve peu de réflexions littéraires, mais de nombreux passages consacrés à d’autres moments de sa vie. On l’oublie, mais Stendhal, ce gros bonhomme aux gros romans, a sillonné l’Europe à cheval, à la suite des armées napoléoniennes. Avec tout son goût pour le confort et sa maladresse à manier les armes, il en a vu ! Sans qu’il le dise, Stendhal se rêve dans ses héros de romans, si fiers, si doués en latin, si charmants, si doués à cheval, capables de grandes passions. À cet égard, le passage à cheval du col du Saint-Bernard apparaît comme un baptême du feu. Le récit présente d’ailleurs plusieurs points communs avec celui de Fabrice à Waterloo. On devine une personnalité animée et pleine de vie et d’énergie, qui ne s’arrête jamais, qui avance toujours. Et pourtant il se dépeint souvent triste, malheureux et mélancolique, solitaire et silencieux. Le moi hésite.


La même idée d’écrire my life m’est venue dernièrement pendant mon voyage de Ravenne ; à vrai dire, je l’ai eue bien des fois depuis 1832, mais toujours, j’ai été découragé par cette effroyable difficulté des Je et des Moi, qui fera prendre l’auteur en grippe, je ne me sens pas le talent pour la tourner. À vrai dire, je ne suis rien moins que sûr d’avoir quelque talent pour me faire lire. Je trouve quelquefois beaucoup de plaisir à écrire, voilà tout.


Nous ne sommes pas forcément dans la gloire napoléonienne, les officiers de l’Empereur étant qualifiés de sots grossiers. En général, Stendhal fait preuve de liberté d’esprit, d’ironie et d’un sens de la formule, naturelle et incisive. Dans cet esprit de fantaisie et de liberté avec la langue, j’aime bien le « métalent » pour signifier l’inaptitude ! 

Lire ce texte, c’est rencontrer une personnalité qui se préoccupe peu de carrière, qui recherche avant tout une rente ou un métier peu préoccupant, pour pouvoir lire, écrire sur les écrivains, écrire, aller au concert, visiter les églises, les musées et les ruines, et surtout tomber amoureux de toutes les femmes belles et jeunes qui ne voudront pas de lui.

Surtout, Stendhal revient sans cesse sur la difficulté qu’il a à rendre ses sentiments de l’époque de façon exacte, mais sans ennuyer le lecteur.


Je fus tellement frappé de la quantité de chevaux morts et d’autres débris d’armée que je trouvai de Bard à Ivrée, qu’il ne m’est point resté de souvenir distinct. C’était pour la première fois que je trouvais cette sensation si renouvelée depuis : me trouver entre les colonnes d’une armée de Napoléon. La sensation présente absorbait tout, absolument comme le souvenir de la première soirée où Giulia m’a traité en amant. Mon souvenir n’est qu’un roman fabriqué à cette occasion.

 

Les trois tomes totalisent 350 pages et sont loin d’être en permanence palpitants, mais ils se lisent vraisemblablement comme ils ont été écrits, à toute vitesse. Trois jours d’hôpital et hop, ils étaient lus.

La biographie est inachevée. L’ensemble se clôt en 1800 à l’arrivée à Milan, à la découverte émerveillée de l’Italie et du soleil, du bonheur, de la langue italienne, bientôt la première femme. Tout peut commencer.

 

Comment raconter raisonnablement ces temps-là ? J’aime mieux renvoyer à un autre jour.

En me réduisant aux formes raisonnables je ferais trop d’injustice à ce que je veux raconter.

Je ne veux pas dire ce qu’étaient les choses, ce que je découvre pour la première fois à peu près en 1836, ce qu’elles étaient ; mais, d’un autre côté je ne puis écrire ce qu’elles étaient pour moi en 1800, le lecteur jetterait le livre.

Quel parti prendre ? Comment peindre le bonheur fou ?

Le lecteur a-t-il jamais été amoureux fou ? A-t-il jamais eu la fortune de passer une nuit avec cette maîtresse qu’il a le plus aimée en sa vie ?

Moi foi je ne puis continuer, le sujet surpasse le disant.

Je sens bien que je suis ridicule ou plutôt incroyable. Ma main ne peut plus écrire, je renvoie à demain.

Peut-être il serait mieux de passer cet ces six mois-là. Comment peindre l’excessif bonheur que tout me donnait ? C’est impossible pour moi.

Il ne me reste qu’à tracer un sommaire pour ne pas interrompre tout à fait le récit.

(si après ça, on n’a pas envie de prendre le train pour Milan !)

 

Cette lecture très intéressante fait suite à ma relecture de La Chartreuse de Parme. Logiquement, je compte poursuivre en relisant Le Rouge et le Noir et surtout Lucien Leuwen qui m’avait beaucoup plu. Suivant un autre axe, je vais lire les Souvenirs d’Égotisme du même et Enfance de Nathalie Sarraute et relire Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune.


L'avis de Keisha qui souligne une grande caractéristique de l'ouvrage : la sincérité ! Stendhal s'explore en toute honnêteté.

 


6 commentaires:

keisha a dit…

Oui, je dois relire La chartreuse de Parme
Figure toi que j'ai lu aussi cette vie de henry Brulard
https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2011/06/vie-de-henry-brulard.html, tu auras compris que j'aime Stendhal.

miriam a dit…

si cela existe en lecture électronique je vais peut être le télécharger, cela n'encombrera pas ma table de nuit et par ailleurs j'adore Stendhal

Dominique a dit…

ah j'ai du retard à rattraper car je n'ai jamais lu in extenso Henry Brulard pas plus que Lucien Leuwen je suis tellement subjugué par le Rouge et la Chartreuse que je ne suis pas allé plus loin sauf ses récits de voyages tu me titilles bien là

nathalie a dit…

Bravo ! Je vois que nous avons relevé la même citation, mais j'ignorais ton interrogation sur les mathématiques.
Tu as cité le maître mot, celui de sincérité, que j'ai oublié, alors qu'il est si essentiel !

nathalie a dit…

Oui, quelques euros et zéro encombrement.

nathalie a dit…

Les récits d'Italie peuvent être enchanteurs, mais je pense que Lucien te plairait.