La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 14 octobre 2021

C’était étrange et terrifiant d’être nue sous le ciel ! C’était délicieux !

 Kate Chopin, L’Éveil, parution originale 1899, traduit de l’américain par Michelle Herpe-Voslinsky, édité en France par Liana Levi.

 

C’est l’histoire d’Edna, riche et belle jeune femme, mère et épouse, en Louisiane, à la fin du XIXe siècle. Voici que quelque chose se détracte, à moins que ce ne soit au contraire la lente révélation de l’existence d’une vie différente. Voici qu’elle se met à en faire à sa tête, comprendre ne plus suivre ses obligations sociales (recevoir et rendre les visites), peindre, marcher seule dans la rue et donner prise aux commérages.


Mais cette nuit-là, elle ressemblait au petit enfant qui chancelle, trébuche, s’accroche, pour découvrir soudain ses possibilités et faire ses premiers pas hardiment, avec trop de confiance. Elle aurait pu crier de joie. Elle cria de joie, en fait, lorsque par la magie d’une brasse ou deux, elle éleva son corps à la surface.


C’est un joli roman, un de ceux qui constitue une étape dans les portraits de femmes qui s’ennuient et se libèrent de leur carcan, même si le carcan est doux. Tout commence par de longues marches sur la plage avec Robert et puis par la découverte de la nage et du plaisir pris à nager, seule, dans la mer. Que de nouvelles sensations. La liberté donne à Edna une nouvelle beauté, plus mystérieuse et plus ensorcelante. Elle suscite l’incompréhension, d’abord de son mari, puis de ses amies. Une seule femme la comprend, mais elle est pianiste, et c’est une vieille fille aigrie – elle qui a refusé de se plier aux grâces que la bonne société exigeait d’elle. Et les hommes… L’un pense la posséder parce qu’il la caresse, alors qu’il a peu d’importance. Toute son âme est pour Robert, lui qui est soucieux de la préserver.


Il était plus de minuit. Les villas étaient toutes plongées dans l’obscurité. Une seule lumière luisait faiblement dans le vestibule de la maison. On n’entendait aucun bruit dehors, hormis le hululement d’un vieux hibou au sommet d’un chêne d’eau et la voix incessante de la mer, faible en cette heure sereine. Elle berçait le silence de la nuit de sa triste mélodie.


Holgate, Ludivine, 1930, Ottawa
C’est l’éveil d’une conscience à elle-même.

Bien sûr, on est dans la bonne société blanche, ou créole. Les nègres y travaillent aux champs. Une société imprégnée de mœurs françaises, où les américains protestants peuvent être déstabilisés par une certaine liberté de langage ou de manière, liberté superficielle et bien codée par ailleurs. D’ailleurs, on se prête en cachette un certain roman français un peu scandaleux – cela pourrait être Madame Bovary.

Là encore, je me suis laissé prendre au charme de cette écriture, même si elle me paraît quelquefois un peu convenue ou faible. Le portrait d’Edna est très beau, mais peut-être un peu esquissé. Je suis frappée aussi du fait que les moments paroxystiques (un décès, un amant) sont suggérés par une courte phrase qu’il ne faut pas manquer et qu’il faut saisir avec perspicacité. Impression d’autant plus renforcée que l’héroïne semble ne jamais revenir sur ces moments – ce n’est certainement pas le cas, une lecture attentive montre que les réflexions continuent à travailler en elle, mais rien n’est explicite. Même si on peut penser que Chopin s’est autocensurée sur ces points (le roman a suscité un immense scandale) (pensez donc, une femme raconter une histoire pareille !), je pense aussi que c’est une belle façon d’écrire sans le dire, suggérant et laissant les impressions se poser dans la tête du lecteur. Une réelle délicatesse d’écriture.

 

La brève vision d’harmonie domestique qu’on lui avait offerte la laissait sans regret ni envie. Cette façon de vivre ne lui convenait pas, elle n’y trouvait qu’un ennui mortel et désespéré. Elle éprouvait une sorte de commisération pour madame Ratignolle – un sentiment de pitié pour cette existence sans relief, qui n’entraînait jamais son amie au-delà d’un contentement aveugle. Nulle impression d’angoisse ne venait visiter son âme, jamais elle ne goûterait à la frénésie de la vie. Edna se demanda vaguement ce qu’elle entendait par « frénésie de la vie ». Cette expression insolite lui avait traversé l’esprit sans qu’elle l’eût cherchée.

 

Une écrivaine.

De Chopin, j'ai également lu le recueil de nouvelles Le Sorcier de Gettysburg.





 

5 commentaires:

keisha a dit…

1899? Hé bien, je ne connaissais rien de rien à l'auteur et au roman!

nathalie a dit…

J'ai eu l'impression que le roman était un peu plus connu que l'autrice, on le trouve facilement en poche. Ta bibli l'a sûrement.

keisha a dit…

Oui, en magasin!

Passage à l'Est! a dit…

Ah, mais ça rentre complètement dans la catégorie "troisième vie" (ou "13e mois")! J'en ai profité pour lire ta chronique du Sorcier de Gettysburg, que je ne connaissais pas et qui est aussi bien tentant (et puis, ton "on n’est pas dans Faulkner. C’est lisible." m'a fait sourire. Je n'ai toujours pas écrit sur As I lay dying, lu grâce à toi et que j'ai beaucoup aimé même si c'est vrai qu'il n'est pas facile).

Nathalie a dit…

Ça me fait penser que ça fait longtemps que je n’ai pas lu un truc de Faulkner…