La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 27 septembre 2022

N’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre.

 Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, 2021, édité par Philippe Rey et Jimsaan.

 

Le narrateur est un jeune homme du Sénégal installé à Paris qui veut devenir écrivain. Sauf qu’il est littéralement hanté par Le Labyrinthe de l’inhumain, roman de 1938, dont l’auteur, lui aussi sénégalais, T. C. Elimane, a totalement disparu. Le roman raconte cette quête et se construit autour de récits enchâssés et d’autres récits – peut-être imaginés par le narrateur.


Je m’en veux de nager dans mes références littéraires pour tout interpréter, quand tout être possède sa solitude et persévère en elle.


Un grand roman qui parle de la littérature et de l’acte d’écriture, de l’acte de se souvenir et d’aller trifouiller la mémoire par les mots, inlassablement répétés. Il est aussi question de la situation particulière du narrateur et de ses amis, presque tous africains de divers pays, cherchant à participer à la littérature française, mais aussi à la littérature africaine, et toujours se heurtant aux discours hérités du colonialisme, discours qui fracturent les identités et empêchent d’être simplement soi. On plonge aussi dans le Paris occupé où tout a volé en éclat, où fuir, se cacher et disparaître a été la norme. Certains sont réapparus après la guerre, mais pas Elimane. Où est-il parti ?

Du Labyrinthe de l’inhumain, on ne saura rien, rien que la première phrase. On lit pourtant quelques critiques littéraires. Le titre, La plus secrète mémoire des hommes, étant tiré d’une longue phrase des Détectives sauvages, le lecteur est ramené vers cette autre quête, qui est aussi celle de 2666, qui conduit sur la piste d’une poète surréaliste perdue dans le désert ou sur celle d’un écrivain allemand qui a aussi vécu la guerre. Les débats enflammés des critiques et des apprentis écrivains sont là encore inversement proportionnels en longueur à ce que l’on sait de l’œuvre réel. Un roman de littérature.


La littérature ; il ne restait et ne resterait jamais que la littérature ; l’indécente littérature, comme réponse, comme problème, comme foi, comme honte, comme orgueil, comme vie.


Le roman est dédié à Yambo Ouologuem, auteur du Devoir de violence, prix Renaudot 1968, qui n’aurait plus jamais écrit (un tour sur Wikipedia et on se rend compte que ce n’est pas tout à fait vrai) après avoir été accusé de plagiat. Les lecteurs les plus feignants, qui rabattent la littérature sur le biographique – quelle plaie –, répètent à l’envie que c’est son roman qui constitue le cœur de la quête du narrateur, comme si La plus secrète… était un roman à clé. Inspiration et hommage, certainement, variation oui encore plus, mais merci de s’arrêter là !

Il y a aussi beaucoup d’humour dans ce roman d’apprentissage, où le narrateur n’est pas toujours au point avec sa vie sexuelle. La scène où Jésus descend de son crucifix est particulièrement réussie.

Un roman qui prend volontiers une dimension de conte. On y voit l’avenir, on consulte de mystérieuses « archives de la presse » (alors que tout bon doctorant irait à la BNF et sur Gallica), on y a des apparitions et des ensorcèlements.

Zao Wou-Ki, Hommage à Josep Lluis Sert, 1988 privé


C’est avec une grande virtuosité et une parfaite maîtrise de la langue que l’auteur enchâsse les récits rapportés les uns dans les autres, sans jamais nous perdre, faisant confiance aussi bien à son intelligence qu’à celle du lecteur. L’ensemble forme une sorte de continuum touffus, on ne sort pas du roman.

 

Béatrice avait dit toutes griffes dehors que les œuvres des vrais écrivains seules méritaient qu’on débatte à couteaux tirés, qu’elles seules échauffaient les sangs comme un alcool de race et que si, pour complaire à la mollesse d’un consensus invertébré, nous fuyions l’affrontement passionné qu’elles appelaient, nous ferions le déshonneur de la littérature. Un vrai écrivain, avait-elle ajouté, suscite des débats mortels chez les vrais lecteurs, qui sont toujours en guerre ; si vous n’êtes pas prêts à caner dans l’arène pour remporter sa dépouille comme au jeu du bouzkachi, foutez-moi le camp et allez mourir dans votre pissat tiède que vous prenez pour de la bière supérieure : vous êtes tout sauf un lecteur, et encore moins un écrivain.

 

Je compte lire De purs hommes vivement conseillé par une amie.

 



10 commentaires:

  1. Hum, à l'époque je n'ai pas été trop tentée de livre ce roman, dommage, il avait beaucoup pour me plaire... (J'aime bien Zao Wou Ki)

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    1. Toutes tes bibliothèques doivent l'avoir si tu veux te faire une idée.

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  2. Voilà un billet qui fait envie ! : je l'ai acheté à sa sortie, et depuis, c'est un peu la douche écossaise, entre les enthousiastes et les déçus... Ceci dit, j'ai beaucoup entendu l'auteur se référer à Bolano, et ça aussi, c'est un argument qui aurait tendance à me convaincre...
    Et "De purs hommes" est très bien oui.

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    1. Tous mes amis (à part un pour être honnête) sont très enthousiastes. Nous nous accordons sur un point : c'est de la littérature, de la grande et belle littérature, et ça nous emporte.

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  3. Je n'ai pas lu ce livre-là mais les deux précédents, vraiment très bons. J'ai même eu la chance de l'interviewer deux fois pour Étonnants Voyageurs : il est éminemment sympathique. Lors d'une rencontre, il était avec Armistead Maupin et il lui a volé la vedette grâce à sa gentillesse et son humour.

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    1. Quelle chance ! J'ai effectivement des amis qui ont lu les deux précédents et qui en disent le plus grand bien, donc je n'ai pas d'hésitation.

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  4. et bien j'étais totalement passée à coté de ce livre et de l'auteur je l'avoue aussi ! ta chronique est très tentante

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