La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 3 février 2022

Avec des mots simples, comme si tu étais en train de raconter une histoire dans un bar.

 Roberto Bolaño, 2666, parution originale 2004, traduit de l’espagnol par Robert Amutio.

 

Au premier chapitre, quatre universitaires européens découvrent les romans d’un écrivain allemand nommé Archimboldi, écrivain dont on ne connaît rien de la vie. Après plusieurs années, ils apprennent que l’écrivain serait parti dans le nord du Mexique, à Santa Teresa. Ils s’y rendent, ne trouvent pas l’écrivain, mais apprennent que dans cette ville de très nombreuses femmes ont été assassinées et que le ou les coupables n’ont pas été identifiés.

Et là ma sœur me demande, dubitative devant cet énOOOrme pavé : « Mais il y a un rapport entre les meurtres et l’écrivain ? » À quoi j’ai répondu : « Ah je commence juste » (j’en avait lu seulement 300 pages).

Donc, oui, il y a un rapport.


Elle avait deux enfants en bas âge et vivait avec sa mère, qu’elle avait fait venir de Oaxaca, d’où elle était originaire. Elle n’était pas mariée, mais, une fois tous les deux mois, elle sortait en boîte de nuit dans le centre, en compagnie d’amies du travail, où elle avait l’habitude de boire et s’en aller avec un homme. À moitié pute, dirent les policiers.


Il y a un climat. Le cœur du roman est constitué par la description, presque cadavre par cadavre, des meurtres de femmes de Santa Teresa. Environ 200 femmes, majoritairement violées et étranglées, dont le corps a été jeté dans les décharges ou au bord des routes. Tous les meurtres ne sont pas identiques et pour certains le coupable est arrêté, mais c’est rare. Elles sont majoritairement ouvrières. Elles vivent et meurent dans un territoire pourri et corrompu, où le chômage est faible, où les narcotrafiquants sont puissants, où l’on passe vers les États-Unis et où les femmes comptent peu. C’est le cœur de l’histoire et cela imprègne l’ensemble du roman. Les personnages qui y sont le plus étrangers se voient brutalement rattrapés par cette menace et ce climat glauque. C’est une atmosphère qui est campée. Le lecteur en vient à suspecter un peu tout ce qui lui est raconté (cet homme dont la femme meurt sans être enterrée nulle part, hein ?).


L’université de Santa Teresa avait l’air d’un cimetière qui à l’improviste se serait mis vainement à réfléchir. Elle avait l’air aussi d’une boîte de nuit vide.


Ce roman de 1350 pages se compose de 5 parties distinctes, qui peuvent se lire de façon indépendante mais qui entretiennent des liens étroits. Il contient de nombreux récits enchâssés. Il y a des relations d’amour, un homme qui profane les églises, la Seconde guerre mondiale et le désastre européen. Il se lit extrêmement bien, 3 semaines pour ma part, sans y passer des journées entières, sans jamais la sensation de lassitude ou de longueur. Il y a Arcimboldo, mais aussi Marcel Duchamp. Des noirs américains. De la boxe. L’incompétence de la police, qui s’en fout, qui s’en fout. Des énumérations folles. La Russie soviétique.

Autour se tissent d’autres fils, plus ou moins lâches, plus ou moins présents dans l’œuvre de Bolaño. Par exemple, les universitaires qui dissertent sur un écrivain fantôme, entre colloques et articles savants, dans un chapitre qui n’est pas sans évoquer Pérec ou Borges et qui est très ironique. Leurs histoires sentimentales et sexuelles sont aussi un peu compliquées. Est-ce qu’ils ne finissent pas par errer, abandonnés d’une femme, conscients qu’ils ne rencontreront jamais l’écrivain, dans une ville perdue et malsaine ? Il y a aussi les asiles psychiatriques où l’on se rend pour visiter tel peintre ou tel écrivain oublié. D’ailleurs, ils sont nombreux à exprimer leur vision de la littérature, de la poésie, de l’écriture.


Coogan, Feu, 2016 privé céramique
À la fin des Détectives sauvages, quand les personnages s’égarent dans les sables du désert, tout au Nord du Mexique, à la recherche d’une poétesse disparue, il est écrit : « Cependant Cesárea avait parlé des temps qui allaient venir et l’institutrice, pour changer de sujet, lui avait demandé de quels temps il s’agissait et quand ils viendraient. Et Cesárea avait indiqué une date : aux environs de l’an 2600. Deux mille six cents et quelques. Puis, face au rire qu’avait suscité chez l’institutrice une date aussi saugrenue, un petit rire étouffé qu’on avait à peine entendu, Cesárea avait ri de nouveau. »


Une femme qui, malgré les années, conservait intacte sa détermination, qui ne s’agrippait pas aux bords de l’abîme mais qui y tombait avec curiosité et élégance. Une femme qui tombait dans l’abîme assise.


La date 2666 ne figure jamais dans 2666 – il est pourtant question d’un auteur de science-fiction – mais elle apparaît aux yeux du lecteur comme une perspective à la fois lointaine et inatteignable, aussi perdue dans le désert que la vérité sur les assassins et sur l’écrivain allemand.

Un grand roman, inépuisable et mystérieux. Un chef d’œuvre.

 

Ces idées ou ces sensations ou ces délires, sous un autre angle, avaient leur côté satisfaisant. Cela transformait la douleur des autres en la mémoire d’un seul. Cela transformait la douleur, qui est longue et naturelle et qui remporte toujours la victoire, en mémoire particulière, qui est humaine et brève et qui fausse toujours compagnie. Cela transformait un récit barbare d’injustices et d’abus, un ululement incohérent sans début ni fin, en une histoire bien structurée où il y avait toujours la possibilité de se suicider. Cela transformait la fuite en liberté, même si la liberté ne servait qu’à continuer à fuir.

 

Les meurtres de Santa Teresa s'inspirent des centaines de meurtres de femmes non élucidés de Ciudad Juárez.

 

Un extrait de l'avis d'Ingannmic :

"Roberto Bolaño, qui, une anecdote en amenant une autre, semble parfois s'écarter de l'itinéraire initialement emprunté, jusqu'à ce que l'on se rende compte que les chemins de traverse ont pour lui autant d'importance que la route principale, qu'ils composent à eux tous cette vaste fresque qu'est la vie, avec ses vicissitudes, ses grandes catastrophes et ses petits malheurs, et -mais dans une moindre mesure- ses joies et ses bonheurs... Malgré tout, comme il nous lance sur des pistes souvent sans suite, nous promet parfois l'imminence de drames qui ne surviennent pas, alors qu'à d'autres moments il nous surprend par une horreur que l'on n'a pas senti venir."

Elle parle aussi d’un auteur qui « palpe » le monde. Oui, il tourne autour, plus qu’il ne décortique.


Cette lecture constitue une entrée en matière de poids pour le mois des lectures de l'Amérique latine d'Ingannmic.


Petite pause du blog parce que je suis partie me promener loin de l’ordinateur. Reprise mi février.


 


 

12 commentaires:

  1. Peu de temps pour le découvrir ce mois ci. J'ai emprunté un Borges e peu de pages, histoire de participer;
    Plus sérieusement, j'avoue avoir lâché Les détectives sauvages, alors Bolano me plaira-t-il , éventuellement? A tenter!

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    1. Il y a des titres courts. Celui sur les écrivains du IIIe Reich en Amérique te plairait peut-être. J'ai assez envie de le lire pour l'année prochaine.

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  2. je ne me suis jamais attaqué à cet auteur, je ne suis pas fan de littérature sud américaine à part quelques livres qui m'ont vraiment enchanté sans doute un peu compliqué pour commencer la lecture de l'auteur

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    1. Tu vas souffrir en ce mois de février ! Ceci dit, je ne me risquerais pas à parler de littérature sud-américaine vue l’ampleur du continent.

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  3. Le nombre de pages n'est pas pour m'effrayer quand il s'agit d'un bon livre, bien sûr ! Au contraire, j'aime que l'on prenne du temps en littérature. Trop long, pourtant, pour ce mois d'Amérique latine avec Ingammic. Mais plus tard, peut-être !

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    1. Il a commis des titres plus courts aussi si tu veux te lancer.

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    2. oui, mais j'ai déjà fait le plein à la bibliothèque. Mais je note l'auteur.

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  4. Lu il y a plusieurs années parce que quelqu'un avait eu la bonne idée de me l'offrir. Je ne sais plus combien de temps j'avais pris pour le lire, mais relativement peu: j'ai pris tellement de plaisir à le lire! Je devrais m'y replonger, d'ailleurs.

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    1. Oui il se lit étonnamment vite vu la longueur, on ne voit pas les pages passer !

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  5. Et quelle entrée en matière, tu me combles de joie ! Oh que oui, un chef d'œuvre, que je relirai, c'est sûr, car c'est le genre de texte qu'en n'en finit jamais d'explorer. Il avait par ailleurs suscité ma curiosité (en même temps que l'horreur) sur cette funeste Ciudad Juarez, et j'avais noté le titre (non fiction) de Marc Fernandez sur ce sujet : "La ville qui tue les femmes", mais je ne l'ai toujours pas lu.

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    1. Je vais continuer à lire l'auteur, surtout que tous ses autres titres ont l'air plus courts !

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    2. Ils sont tous plus courts que celui-ci, en effet (ce n'est pas trop difficile !!) mais certains sont tous de même des pavés, notamment "Les détectives sauvages" (mais il est aussi très très bon). Parmi ses titres vraiment courts, "Nocturne du Chili" a ma préférence.. mais ceci dit, à part "Anvers", auquel je n'ai rien compris, j'ai aimé tout ce que j'ai lu de cet auteur..

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