La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 21 mars 2023

Tu viens d’un peuple qui mange.


Boris Fishman, Le Festin sauvage. De la Minsk soviétique au Brooklyn d’aujourd’hui, le récit et les recettes de cuisine d’une famille juive athée, parution originale 2019, traduit de l’anglais par Stéphane Roques, édité en France par Noir sur Blanc.

 

Ce n’est pas un livre de cuisine. Et ce n’est pas évident de dire ce que c’est. L’auteur raconte sa vie et celle de sa famille (à partir des grands-parents), sa relation compliquée à sa famille, son mal-être de soviético-biélorusso-américain-juif-athée. Le tout scandé par des recettes de cuisine.


Je ne comprends pas comment l’eau se transforme en bortsch.


La famille s’ancre à Minsk (aujourd’hui en Biélorussie). Il y a d’abord la vie en URSS, avec les vacances en Crimée et le complexe de Moscou vis-à-vis de Kiev, où tout semble mieux, les trafics en tout genre pour manger et progresser dans la société. Il y a ensuite le départ définitif, en train, où l’on joue sur le fait d’être juif pour être aidé par les associations américaines, mais pas trop, pour ne pas être obligé d’aller en Israël. Il y a le début de la vie américaine (on est à la fin des années 80), où l’auteur, enfant, seul à bien parler anglais, doit servir d’intermédiaire entre sa famille et le monde, une responsabilité trop grande pour lui. Et puis les années 2000-2015, quand il retourne régulièrement dans l’appartement du grand-père à Brooklyn pour les repas de famille. Ils lui posent des questions (« toujours célibataire ?), ils l’insupportent, ils ont peur de tout, ils pensent que tout s’obtient par la force our l’entourloupe, mais c’est sa famille. Et quand il mange la cuisine de là-bas, il oublie tout.


Ses repas étaient le sublime alibi qui permettait aux vieilles rancœurs bien ancrées de faire momentanément place à autre chose.


C’est compliqué, parce que le narrateur a de sérieux problèmes d’identité et de rapport à soi et que l’on passe son temps à se dire : « Mais oh la laaaaa ». Je trouve passionnant d’avoir ainsi accès aux troubles émotionnels d’un individu passé par ce parcours de l’exil. Encore une fois, on a affaire à un soviétique pour le mode de vie et les réflexes, qui s’inscrit dans la grande ère culturelle russe, qui mange une cuisine marquée aux influences très mêlées (une cuisine normale donc), qui réfléchit à ce qui le distingue des Américains et des Européens. À vrai dire, je ne retiens pas tant les recettes de cuisine, qui ne sont pas si nombreuses, que le rapport à la nourriture (ah les fameux sandwichs dans l’avion !) et aux repas familiaux. Sur la table apparaissent alors des plats, des bols, des sauces, des pains. C’est bien différent des repas auxquels je suis habituée. Je pratique ce style seulement en été quand tout le monde s’installe dehors et que j’apporte sur la table tous les plats en même temps, y compris ceux cuisinés par les invités.


Il aimait particulièrement passer devant un bar aux baies vitrées ouvertes, où les clients se rassemblaient autour de petites tables et ne faisaient apparemment rien d’autre que discuter. Personne ne se retrouvait pour simplement discuter, dans un café soviétique. Le fait de sortir était en soi si inhabituel qu’on n’aurait pu envisager quelque chose d’aussi serein et prosaïque.


Cuisiner, c’est faire quelque chose là où il n’y avait rien. Ce quelque chose nous permet de rester en vie – on peut manger du chou cru, mais pas de la patate crue, en effet. C’est littéralement l’opposé de l’état de vide où vous plonge une dépression.

Jacob Jordaens et son atelier, Les jeunes piaillent comme chantent les vieux, 1640 Ottawa , détail

Je regrette quand même l’écriture sans relief.

Et les recettes ? Quand même. Si je retire les plats à base de foie ou de langue, ou ceux qui nécessitent un chou entier, ou le poulet farci de crêpes (!), je retiens quelques recettes. Fishman prend soin d’indiquer quel ingrédient américain peut remplacer un ingrédient typiquement russe. À nous d’adapter. Je relève la polenta aux champignons et myrtilles, qui apparaît aussi dans mon livre de recettes italiennes (en Italie, la polenta c’est le nord), mais qui est présenté ici comme un plat de bergers, venant des Carpates. Suffirait-il de remplacer le parmesan par le paprika ? Il y a aussi les latkes (galettes de pomme de terre) qui figurent dans mon livre dit de cuisine perse.

Je retiens la recette des sardines à la tomate, que je ferai cet été. Et aussi celle des poivrons grillés. (Est-ce que cela n'accompagnerait pas très bien les aubergines d'amour de L'Amour au temps du choléra ?)

 

 J’ai été fascinée par les listes des plats.


Non merci, j’ai apporté mon propre repas. J’avais apporté des morceaux de merlan légèrement frit. Des escalopes de poulet cuites dans des œuf battus. Des tomates que je croquais comme des pommes. Du chou-fleur frit. De l’ail confit. Des poivrons marinés, même s’ils risquaient de couler. Des tranches de saumon fumé. Du salami. Si je me faisais de bons vieux sandwichs, j’y mettais des brochettes épicées là où d’autres les remplissaient de dinde. Les fruits à peau fine s’abîment vite, mais quoi de mieux comme collation que des pêches et des prunes ? (Il fallait une collation, au cas où.)

 

Bouillon de poule saupoudré d’aneth avec des kneidels (boules de pain azyme, faites à partir du pain azyme cuit et livré par des coursiers secrets, de nuit) ; un poulet farce de macaronis et de gésiers frits ; la peau du cou de plusieurs poulets cousue et fourrée d’oignon caramélisé, de farine et d’aneth, pour faire une espèce de saucisse appelé helzel. En prime, il y avait du chou farci déconstruit, ou « paresseux » - tout ce qui d’ordinaire, aurait dû mijoter dans une feuille de chou était écrasé et présenté en forme de galettes –, et enfin un roulet de poulet : du poulet désossé sous une couche d’ail sauté, de carotte caramélisée et d’œufs durs, puis roulé et cousu pour la cuisson avec du fil et une aiguille.

 

Une lecture qui accompagne évidemment le mois de mars où les blogs lisent la littérature des pays de l’Est de l’Europe, sous la houlette de Patrice et d’Eva.

Merci Estelle pour la lecture.




12 commentaires:

keisha a dit…

Tiens donc, pourquoi pas? Dommage pour le style (?). de toute façon, rien en bibli.

Dominique a dit…

manifestement original comme livre j'aime ce mélange entre histoire familiale et recettes en plus je suis fan de ce type de lecture je vais voir si je le trouve quelque part

nathalie a dit…

Elles sont scandaleuses, ces bibli ! Pour ma part, j'ai rangé le livre dans la cuisine.

nathalie a dit…

L'éditeur en a publié un ou deux autres qui doivent jouer dans la même catégorie. Celui-ci pourrait en effet te plaire.

miriam a dit…

Tu ouvres mon appétit, mais j'ai été déçue par un livre indien qui mélangeait roman et recettes.

nathalie a dit…

Celui-ci est très dense et vraiment intéressant.

Carmen a dit…

Cette cuisine israélite on voit pas qu’elle s’est enrichie à travers les migrations .
Je connais un peu le shnitzel,ces escalopes de poulet cuites dans les oeufs battus, un genre d’escalope milanaise .

nathalie a dit…

C'est la cuisine d'Europe centrale, qui va piocher dans les produits de la campagne, dans le goût sucré-salé, c'est très riche, oui.

Patrice a dit…

On fait vraiment des déouvertes de tout genre dans ce mois de l'Europe de l'Est :-)

nathalie a dit…

C'est important de bien manger en famille !

je lis je blogue a dit…

Ce livre a l'air original mais je ne suis pas une grande cuisinière. Si le style n'est pas convaincant, c'est dommage.

nathalie a dit…

Oui mais les recettes sont secondaires. Ce qui compte, c'est le récit de soi et le récit de famille, avec la réflexion sur l'identité, au travers de la nourriture.