La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 24 octobre 2023

Peut-être, en effet, qu’un point de vue, disons, oblique, c’est-à-dire non florentin, vous serait utile.

 


Laurent Binet, Perspective(s), 2023 (rentrée littéraire de l’automne 2023), chez Grasset.

 

Un premier narrateur nous explique avoir trouvé une liasse de vieux manuscrits italiens, qu’il a traduits (Stendhal, c’est toi, je le sais !).

C’est ensuite, après ces quelques lignes qui donnent le ton, que s’ouvre le roman épistolaire.

Nous sommes à Florence, en 1557, et l’immense Pontormo vient d’être retrouvé assassiné au pied de ses fresques. Les lettres fusent entre le duc de Florence et son personnel, Vasari et d’autres peintres, Michel-Ange et Bronzino, Marie de Médicis, etc. D’autant que ce meurtre se complique de tentatives pour déstabiliser le duché et de petits sous-complots et de trucs inavouables. Heureusement pour le lecteur, tout ce petit monde a le bon goût de mettre les choses les plus secrètes par écrit.

Alors je me suis bien régalée.

C’est potache, c’est brillant, c’est habile. Si l’objet final n’a sans doute pas l'ampleur des précédents romans de l’auteur (HHhH ou La septième fonction du langage), il est quand même finement orfévré. C'est d'ailleurs grâce à sa maîtrise atteinte avec les précédents ouvrages que celui-ci est si réussi. Plus que tout, on sent que Binet s’est bien amusé à construire son intrigue dans les interstices de l’histoire comme Pierre Bayard fait avec le roman. Après tout, on ne sait pas ce que fait Pierre Strozzi une fois la porte des archives refermée sur lui.


C’étaient les lois de la perspective qui prenaient corps devant moi, aussi nettes que si je les avais moi-même tracées à la règle ; je touchais la surface des choses, car ce n’était plus le monde réel que je voyais dans sa profondeur, ou plutôt si ! mais je le voyais comme à travers la camera obscura de Messire Brunelleschi - que son nom soit honoré jusqu’à la fin des temps ! - et ainsi, l’espace d’une seconde, le monde m’apparu comme une surface plane, savamment quadrillée, dans toute la clarté éblouissante de la théorie qui nous fut révélée par ces génies suprêmes.


Et puis il y a Florence au mi-temps du XVIe siècle. La ville est présente comme un décor où chacun se met en scène. C’est que l’on évolue sous le regard des œuvres qui ont lancé la Renaissance. Masaccio et Brunelleschi sont autant de pères fondateurs aux côtés de Laurent de Médicis. Chacun a conscience que cette époque est révolue. Le pouvoir se joue désormais à Rome, en Espagne ou à Fontainebleau et le quattrocento est déjà lointain. Pourtant l’ère des géants n’est pas totalement éteinte. Michel-Ange n’est pas mort et essaie de sauver ce qui le peut. Vasari essaie de recueillir les témoignages et les souvenirs des années qui ont transformé la façon de voir et représenter le monde. L'invention de la perspective mathématique apparaît comme une ère fabuleuse. Dorénavant, c’est l'époque du maniérisme, cette peinture qui met mal à l’aise, où les figures flottent dans le vide avec leurs couleurs acides et qui trouble l’espace des églises.

C’est que le pape de l’Inquisition espagnole est à Rome. Si l’on veut voiler les nudités quand elles sont peintes, les amours entre hommes, même peintres, risquent beaucoup plus gros. À cet égard, le rôle laissé aux jeunes apprentis n'est guère enviable.

Pontormo, La Déposition, 1526, Église Santa Felicita, Florence
image WIkipedia.


Il faut bien que j’avoue que j’ai 10 ans d’histoire de l’art au compteur. Je connais tous ces noms. Je suis intéressée par ces romans qui tournent autour de Michel-Ange (Recondo, Enard), par la place particulière de la Renaissance florentine dans notre culture occidentale – est-ce que tout ne serait pas parti de là ? Je m’amuse du fait que le Vasari de Binet soit un peu celui des historiens de l’art, intelligent et informé, mais pas toujours clairvoyant. J’aime le traitement réservé à Cellini, ce génie que l’on ne sait pas toujours comment appréhender. Le voici comme un acteur de cinéma, survolant l’époque, grandiose et ricanant.

La Toscane se soucie du prince de Ferrare comme de sa première statue étrusque.


L’utilisation de la forme épistolaire pour un roman policier est plutôt habile puisque, parmi la palanquée d’interlocuteurs qui racontent n’importe quoi et se contredisent, il est compliqué d’identifier celle ou celui qui ment.

Le ton est rapide, volontiers allusif. C’est léger, c’est plaisant. C’est une lecture réjouissante et ce n’est pas à dédaigner. C’est un jeu autant qu’un roman. Les personnages agissent volontiers comme s’ils avaient été écrits par Machiavel. Assurément, plusieurs d’entre eux ont lu Lorenzaccio, notamment Cellini qui y a trouvé l'inspiration pour un fameux Scoronconcolo (personnage historique par ailleurs). Cela tombe bien, moi aussi, je l’ai lu. Le billet paraîtra jeudi.

 

La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l’infini. (…) L’homme d’aplomb, enfin à sa taille, ayant trouvé sa place dans l’espace, pesant son poids, chassé du paradis mais debout sur ses pieds, dans toute sa vérité mortelle.

 

Binet sur le blog :

HHhH
La septième fonction du langage


Sur Perspective(s), le billet de Marilyne et de Claudia Lucia.



17 commentaires:

keisha a dit…

Finement orfévré, dis tu? Toi tu sais donner envie, de toute façon le bouquin m'attend (enfin!) à la bibli. Cependant je ne saurai sûrement pas en parler aussi bien (je t'envie ^_^) mais tu me promets du bonheur de lecture, alors je suis! (j'ai bien lu cette 7 ème fonction sans rien y connaître, et c'était du bonheur)
Quand même, les couleurs du Pontormo, ça flashe pas mal.

nathalie a dit…

C'est acide hein ? Te souviens-tu du débat après la restauration des fresques de Michel-Ange, avec des verts qui piquent et Dieu en tunique rose ?
La 7e fonction, c'était bien, très original. Là, il joue, il s'amuse, il jongle.

Sandrine a dit…

Moi aussi je veux aller visiter la Florence du XVIe siècle !

keisha a dit…

Tu devrais lire L'allègement des vernis.
https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2023/06/lallegement-des-vernis.html

nathalie a dit…

Cela ne me dit rien du tout. Cela m'a l'air très rebattu. Après, j'ai moyen de le faire prêter, alors why not.

Dominique a dit…

je n'ai pas le même enthousiasme que toi même si je n'ai pas détesté ce roman je ne suis pas parvenue à m'enthousiasmer
Ceci dit le sujet est intéressant et la forme pas désagréable

nathalie a dit…

Si je ne l'avais pas prêté, je te l'aurais envoyé. J'espère que tu ne seras pas déçue, à force de lire des avis partout.

nathalie a dit…

C'est un jeu, brillant certes, mais je comprends que l'on puisse ne pas s'y attacher, il y a un côté un peu gratuit et grand spectacle. Je l'ai pris comme ça, sans prétention excessive, et cela m'a réjouie.

eimelle a dit…

j'ai beaucoup aimé aussi, très réussi !

nathalie a dit…

Oui exactement.

Anonyme a dit…

miriam : je viens tout juste de le commencer, je reviendrai te lire quand je l'aurai fini

nathalie a dit…

Oui tu confronteras tes impressions aux miennes !

je lis je blogue a dit…

Ce roman est l'un de mes coups de coeur de la rentrée. J'ai trouvé aussi très malin de la part de l'auteur d'user de la forme épistolaire. Et puis, tous ses complots, c'est captivant !

nathalie a dit…

Il est très prenant, on entre complètement dans son jeu !

Marilyne a dit…

Je te rejoins complètement, le contexte, cet aspect ludique m'a réjouit. Je n'ai pas encore lu La septième fonction du langage mais cette fois, je suis décidée. A jeudi.

nathalie a dit…

Oh je pense qu'il te plaira également !

Anonyme a dit…

miriam : je viens de le terminer, je mets un lien vers ton billet