Italo Calvino, Les Amours difficiles, nouvelles écrites entre 1958 et 1970, traduit de l’italien par Maurice Javion et Jean-Paul Manganaro.
Un recueil de nouvelles.
Dans un train, un soldat glisse sa main contre sa voisine, une plantureuse veuve, et nous suivons son exploration millimètre par millimètre. Un employé passe la nuit chez une dame et le lendemain il est un autre homme. Un homme prend le train de nuit pour rejoindre sa chérie, mais tout le plaisir semble être dans le rituel du voyage. Il y a ce couple adorable, chacun dormant dans l’empreinte de l’autre. Un lecteur qui aimerait bien finir son livre tranquillement tout en séduisant la jolie femme – comment faire pour tout réussir en même temps – et surtout ne pas perdre sa page ? Je n’ai pas lu le récit sur les fourmis, car le thème me déplaît, mais j’ai lu Le Nuage de smog, dont le fonctionnement est assez proche.
Il demeura ainsi, étendu sur le roc, dans la réverbération du soleil, immobile, ses yeux seuls (invisibles derrière les verres fumés) partant, à travers les lignes blanches et noires, à la poursuite du cheval de Fabrice del Dongo. En contrebas, s’ouvrait une calanque d’eau bleu-vert, transparente jusque dans les profondeurs. Amedeo, de temps en temps, levait les yeux sur le paysage, les arrêtait sur un miroitement de l’eau, sur la course oblique d’un crabe ; puis il se repenchait avec ferveur sur la page où Raskolnikov compte les marches qui le séparent de la porte de la vieille ; sur celle où Lucien de Rubempré, avant de passer sa tête dans le nœud coulant, contemple les tours et les toits de la Conciergerie.
C’est un monde d’employés, de petits individus pas extraordinaires, de gens qui se trouvent perturbés par une chose toute simple au point d’en être tout empêtrés, de gens qui s’interrogent sans fin sur eux et sur leurs semblables. Et Instagram déjà décrit avec exactitude dans ces années 50 par un homme fasciné par la photographie.
S’agit-il réellement d’aventures au sens amoureux ou épique ? Pour certains oui, pour d’autres c’est l’histoire de leur vie, ou un petit épisode dont le souvenir s’émoussera ou restera au contrait piquant comme un éclat de soleil au fil des années. Une aventure intérieure dans des sentiments qui vont et viennent. En réalité, on parle peu dans ces nouvelles, l’aventure et la difficulté restent cachées dans les émois de l’individu. Pas de drame ni de tragédie, mais le petit silence quotidien des personnes ordinaires.
Baldovinetti, Portrait d'une femme, 1465, NG Londres |
C’était là, à dire vrai, un contact à peine sensible, que le moindre cahot du train renouvelait ou faisait perdre. La dame avait des genoux robustes, charnus ; à chaque secousse, le soldat devinait, contre ses os, le glissement nonchalant de leur rotule ; et le mollet tendait une joue joyeuse, de sorte qu’il fallait à celui de Tomagra une imperceptible poussée pour venir à sa rencontre.
Il alla à la fenêtre ; elle ouvrait sur une cour cernée de hautes murailles avec tout un peuple de balcons, et on s’y serait cru en plein désert. Le ciel apparaissait, par-dessus les toitures, non plus limpide mais blême, comme envahi par une patine opaque ; Gnei sentait bien que, dans sa mémoire, une même patine opaque effaçait peu à peu le moindre souvenir, la plus petite sensation, et la présence du soleil était marquée par une indistincte, immobile tache de lumière, comme un sourd élancement de douleur.
Ce sera le dernier billet littéraire de l'année. Il y aura ici un intermède plus personnel avant de reprendre les bonnes habitudes début janvier.
Je n'ai lu d'Italo Calvino "que" le pourfendu, le perché et l'inexistant, avec dans mon souvenir une préférence pour le baron suivi du vicomte. Mais c'était il y a longtemps et tes deux billets et celui de Keisha me donnent terriblement envie de relire Calvino. Ce dont je te remercie.
RépondreSupprimerMon préféré est l'inexistant pour ce qui me concerne ! Mais oui, un auteur qui mérite d'être mieux connu.
Supprimer"Sans perdre la page" .. J'aime beaucoup l'humour de ce passage.
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